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Manifestations au Pérou : "Les discours de haine, de racisme, de classisme ont rendu la population très sensible"

Protestations antigouvernementales à Lima

© 2022 Anadolu Agency

Par Wahoub Fayoumi, avec M. Vanwinckel

C’est désormais l’état d’urgence dans tout le pays qui a été décrété au Pérou à partir de ce jeudi au Pérou. Le mouvement de contestation depuis la destitution du président Pedro Castillo ne faiblit en effet pas : les manifestations qui battent leur plein dans plusieurs villes du pays ont fait sept morts et 200 blessés.

Mercredi, la mobilisation restait forte avec de nombreuses routes bloquées. Des rassemblements étaient organisés dans 14 des 24 régions du pays, mardi, selon la police. La partie sud du pays, notamment la zone touristique de Cuzco, et celle au nord restent les zones les plus touchées. Le train reliant Cuzco et la citadelle inca du Machu Picchu, le joyau touristique du Pérou, est d’ailleurs suspendu depuis mardi en raison des troubles. Selon la municipalité de Machu Picchu, quelque 779 touristes de différentes nationalités sont bloqués depuis mardi. Le maire, Darwin Baca, a demandé de l’aide pour les évacuer.

Ces manifestations sont de plus en plus violentes depuis la destitution du chef de l'Etat, Pedro Castillo, le 7 décembre dernier. L'ex-président de 53 ans avait tenté de dissoudre le Parlement, qui avait peu après voté, à une large majorité, sa destitution pour "incapacité morale". Il avait tenté de trouver refuge dans l'ambassade du Mexique, mais a été arrêté. Outre la libération de Pedro Castillo, les manifestants exigent la démission de la présidente Dina Boluarte, son ex-vice présidente, issue du même parti radical de gauche que lui, et la dissolution du Parlement, avec l'organisation de nouvelles élections.

Les autorités semblent aujourd'hui débordées, le gouvernement avait en effet déjà décrété l'Etat d'urgence lundi dans plusieurs provinces, puis l'avait étendu mardi. Aujourd'hui, "l'état d'urgence est décrété dans tout le pays pour trente jours (...) Il faut une réponse énergique avec autorité", déclarait mercredi le ministre de la Défense Alberto Otarola, soulignant que la mesure comprenait "la suspension de la liberté de circuler et de réunion" avec "possibilité de couvre-feu". "La police avec le soutien des forces armées aura le contrôle de tout le territoire", a-t-il précisé.

Parallèlement, la présidente Dina Boluarte - qui était la vice-présidente de Castillo jusqu'à sa tentative ratée de dissolution du Parlement-- a annoncé vouloir à nouveau avancer le calendrier électoral.

Elle a affirmé que le gouvernement, le Parlement et l'organisme électoral faisaient des "ajustements" pour "avancer les élections à décembre 2023", précisant qu'"avant cette date, ça ne marche pas légalement. Il faut que nous restions dans le cadre légal". Dina Boluarte, qui cristallise sur sa personne une partie du mécontentement, s'était déjà engagée dimanche à les avancer de 2026 à avril 2024, sans pour autant enrayer les protestations. Elle est elle même concernée par la mesure : son mandat court théoriquement jusqu'en 2026, Pedro Castillo ayant élu en 2021 pour cinq ans.

Propositions des autorités insuffisantes pour les manifestants

© 2022 Anadolu Agency

Divisions géographiques, de classe et raciales

Alors que le Parlement devait débattre d’une troisième procédure de destitution à l’encontre du président Castillo depuis son accession au pouvoir en juillet 2021, celui qui était encore à la tête du pays a fait une déclaration solennelle à la télévision, ceint de l’écharpe présidentielle, annonçant la dissolution du Parlement et la mise en place de l’état d’urgence dans le pays.

Arrêté, Pedro Castillo, poursuivi pour "rébellion" et "conspiration", avait été transféré de nuit dans une base de la police à Lima.

Ces poursuites pour rébellion et conspiration viennent s’ajouter aux six autres enquêtes pour corruption ou trafic d’influence visant Pedro Castillo, infractions dont sont également accusés des membres de sa famille et de son entourage politique.

L’ancien président restera en prison dans sa caserne située à Até (est de Lima). Le juge qui devait statuer mercredi sur la demande de détention préventive de 18 mois déposée par le Parquet pendant la nuit, a accordé un délai à la défense. Mais il a maintenu le président en détention pour 48 heures supplémentaires.

La Cour suprême avait ordonné le 7 décembre la détention provisoire de Pedro Castillo pour sept jours. Il devait en théorie sortir mercredi.

L’ex-président avait déclaré lors d’une audience judiciaire qu’il ne renoncera pas, selon ses termes, et avait appelé ses partisans à l’accueillir à sa sortie de prison.

"La population dans les Andes reste convaincue que, depuis son accession au pouvoir, Castillo a été empêché de travailler, explique sur France Info Valérie Robin Azevedo, professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Paris. Une conviction que le Congrès lui met des bâtons dans les roues, alors même que de par ses origines rurales andines, paysannes, professeur d’une école rurale, il y a une forme d’identification très forte avec les populations les plus humbles." Dès sa prise de fonctions, Pedro Castillo, un enseignant en milieu rural, avait d’ailleurs dénoncé le fait de se sentir méprisé par les élites économiques et politiques du Pérou en raison de ses origines paysannes. "Pour la première fois, notre pays sera gouverné par un paysan, une personne qui appartient aux secteurs des opprimés", avait-il déclaré lors de sa prise de fonction en juillet 2021. Dans l’un de ses derniers discours, il a dit constater que pour le Parlement "il n’est pas possible pour un paysan de gouverner le pays". Le leader du parti marxiste-léniniste Pérou libre a "le soutien le plus fort dans la région" la plus pauvre du pays où 26% de la population vit dans la pauvreté. La population rurale, celle qui a élu Castillo, est à 40% frappée par la pauvreté. Pour Valérie Robin Azevedo, ces divisions géographiques renvoient à des divisions de classe et aussi ethnico-raciales.

Ce qui est reproché politiquement à Pedro Castillo, c’est aussi la succession de crises ministérielles, et la formation de quatre gouvernements en huit mois, fait inédit au Pérou. Et le congrès n’a cessé depuis son élection de vouloir se débarrasser de lui. C’est ce que confirme la spécialiste, qui explique que la situation politique au Pérou est instable, depuis 2016 et l’arrivée au Congrès du parti de la fille d’Alberto Fujimori, Keiko ; un Congrès où l’opposition est formée de partis de droite, conservateurs ou d’extrême droite, et où aussi, les intérêts privés font souvent la loi, avec des actes de corruption attribués à plusieurs parlementaires.

Followers of Pedro Castillo arrive on the outskirts of Diroes
Followers of Pedro Castillo arrive on the outskirts of Diroes © 2022 Anadolu Agency

Défendre la démocratie du pays

Quoi qu’il en soit aujourd’hui, les divisions sont grandes dans le pays, et ce qui se déroule dans la rue en est l’illustration. C’est ce que pense Abraham Calderon, sociologue péruvien, responsable programme pays pour We social movements (WSM) : "Les gens qui sortent dans la rue sont principalement issus de la zone andine, de petites villes ou de petits villages. Ils participent à des manifestations, ils bloquent des routes. Mais aussi des gens de villes plus grandes comme Lima, Ariqipa… Là aussi il y a des manifestations mais ce sont des gens qui viennent des quartiers populaires plus pauvres qui se mobilisent plutôt contre le Congrès. C’est ça le point de rencontre de tous ces gens. Ils sont contre le Congrès et demandent des élections anticipées."

Pour le sociologue, ces personnes ne soutiennent pas spécialement Pedro Castillo, mais ont des revendications beaucoup plus larges : "Je pense que ce n’est pas la majorité de ceux qui sont dans la rue. Ils ne soutiennent pas le président Castillo, ils ne veulent pas qu’il retourne au pouvoir. Mais ces dernières années et surtout lors des dernières élections, quand Castillo a été élu, il y a eu beaucoup d’attaques verbales de la part des élites contre la population qui vit dans les Andes, et la région amazonienne, contre les communautés qui sont plus éloignées de la capitale. Et c’est dans ces communautés que Castillo a obtenu le plus de voix. Donc il y a eu un contexte de polarisation sociale. Les discours de haine, de racisme, de classisme ont rendu la population très sensible. Et pendant un an et de mi de gouvernement de Pedro Castillo, il est apparu comme une figure attaquée par les élites ce qui a déclenché un sentiment de solidarité de la part d’une partie de la population qui aujourd’hui se mobilise… Pas tellement pour défendre Castillo mais pour défendre la démocratie du pays. Dans cette idée que nous sommes tous égaux… Que les votes des oubliés de toujours valent autant que les votes des habitants de Lima."

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