Les Grenades

Mamans et Djs : jobs à plein temps

Sylvia (Ill Syl) et son fils Basquiat à Decoratelier.

© Ophélie Mac

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Par Camille Loiseau pour Les Grenades

Elles s’appellent Sylvia, Fatou et Clara mais on les connait plutôt sous leur blaze, leur surnom, Ill Syl, Fatoosan et Claraaaa ! (avec un point d’exclamation), deux faces d’un même disque, en fonction qu’on les croise à la sortie de l’école ou derrière le DJ booth. Toutes ont appris à jongler avec les identités, les agendas et les injonctions, une main sur la poussette, l’autre sur les platines.

Ce samedi 18 juin, les deux premières lancent “MomsNightOut”, un duo de programmation de soirées qui montre que, oui, on peut être mamans et DJs. Et en pratique, ça se passe comment ?

Ça demande beaucoup d’organisation”, affirme Fatou. Une réponse qui se confirme au moment de caler les interviews : on se donne rendez-vous où ? Il faut des jouets à portée de main pour le petit. A quelle heure ? Ça peut être après la sieste le week-end ou avant la fin de l’école la semaine. On risque d’être interrompues, il ne faudra pas se formaliser.

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Alors que l’enregistrement se lance, Fatou et Sylvia parlent Serato, XDJ et controleurs, un jargon accessible uniquement aux initié·es. On a un peu de temps devant nous avant que Leni (3 ans), le fils de Fatou, ne se lasse de la voiture de police qu’il est en train de remplir de cailloux. Le fourgon en question appartient à Basquiat (3 ans), le fils de Sylvia. Si elles se connaissaient depuis longtemps, les deux DJs (on évite de dire DJettes à cause du suffixe diminutif “ette”) partagent désormais bien plus que l’amour du hip-hop.

Entre doutes et solitude

Tombées enceintes quasiment au même moment, elles ont vite éprouvé le besoin d’échanger sur le sujet. Via le collectif Fatsabbats, Sylvia lance un groupe de discussion pour jeunes mamans : “Quand j’ai eu mon fils, je me suis sentie très isolée. J’avais vu que des groupes de parole existaient aux États-Unis et j’avais besoin d’en avoir un ici. J’ai rassemblé des nanas plic-ploc qui étaient plus ou moins de la même génération. Il se trouve que c’étaient toutes des mamans artistes aussi.”

On le sait désormais, la maternité entraine son lot de doutes, solitude, fatigue et chamboulements en tout genre. Ça a été le cas pour Fatou, Sylvia et Clara. Et s’il n’est facile pour aucune femme d’être à la fois mère et employée (et le reste), il semblerait que la casquette de DJ ne soit pas la plus évidente à porter.

Dans la tête de beaucoup, maman DJ rime avec incompatibilité : incompatibilité des espaces (être dehors plutôt qu’au foyer), des horaires (maman le jour et DJ la nuit) et des images. Pour Sylvia, les mamans DJs sont toujours prises entre deux feux : “Quand on mixe, on ne colle pas à l’image de la parentalité parfaite parce qu’autour il y a l’alcool, la déglingue et la fête. Mais en même temps quand on est DJ, on est toujours renvoyée à cette condition de mère. Aujourd’hui, on m’appelle “mama” et j’avoue que ça pique parfois.”

Même constat pour Fatoosan qui a dû essuyer des remarques indécentes sous couvert de bienveillance : “J’avais l’impression qu’on me reprochait d’avoir repris le mix trop tôt et d’essayer de combiner ça à ma maternité. Un jour en voyant que mon homme (le DJ belge Lefto) et moi, on mixait le même soir, quelqu’un m’a envoyé : ‘Mais qui garde le petit ?’” Là encore, la différence de traitement est énorme entre pères et mères DJs.

Sylvia (Ill Syl) et Fatou (Fatoosan) formant le duo de curation MomsNightOut.
Sylvia (Ill Syl) et Fatou (Fatoosan) formant le duo de curation MomsNightOut. © Lefto

Toutes les mêmes ?

En prenant la parole (non sans appréhension) sur le sujet, les 3 DJs rencontrées expriment la même envie : celle d’être fières de leur double vie et de se prouver à elles-mêmes ainsi qu’à la génération suivante que c’est possible : que l’on peut mixer à Berlin et prendre un avion pour aller chercher son enfant à l’école le lendemain, allaiter en backstage, trainer dans les soirées branchées le samedi et au parc le dimanche, digguer les dernières pépites hip-hop et écouter en boucle la Pat’Patrouille, à condition d’avoir des besoins en sommeil limités, un solide sens de l’organisation, quelques allié·es et une passion dévorante dont on a fait son métier.

Parce que DJ, c’est un métier. Un job avec ses obligations et ses codes. Avec MomsNightOut, Fatou et Sylvia entendent faire évoluer les représentations. Celles du “marché à la bonne meuf”, comme l’appelle Sylvia non sans un hommage à Virginie Despentes, mais aussi lutter contre le jeunisme (*culte de la jeunesse et des valeurs associées entrainant une discrimination envers les personnes plus âgées), un autre combat qui lui tient à cœur : “On a envie de montrer à des jeunes de 19 ans que ce DJ tu ne le connais pas, ça pourrait être ton père ou ta mère, mais il va te faire écouter le dernier truc de trap et tu vas danser !”

Souvent je ne demande pas d’aide spéciale parce que j’ai peur de passer pour celle qui en demande trop. Je trouve les solutions de mon côté

Pour le duo, il est grand temps de programmer des DJs qui sortent des canons classiques de jeunesse et beauté. On pensera au passage à DJ Marcelle, artiste de 60 ans bercée par le punk et dont les sets sans compromis font l’unanimité. Mais “il n’y a pas deux DJ Marcelle”, et c’est bien dommage ! Comme Charlotte Adigéry et leur idole Erykah Badu avant elles, Sylvia et Fatou aspirent en s’affichant (mais pas trop) avec leurs enfants à devenir des “roles modèles”, des exemples pour les mamans DJs en devenir.

 

Fatou (Fatoosan) et son fils Leni à la radio communautaire Kiosk Radio.
Fatou (Fatoosan) et son fils Leni à la radio communautaire Kiosk Radio. © Tous droits réservés

DJ, précarité, sororité

Si DJ est un métier, rare sont ceux (et surtout celles) qui arrivent à en vivre. Quand elle n’est pas Fatoosan, Fatou exerce un ¾ temps en tant que professeure de français pour jeunes migrant·es et primo arrivant·es. Si elle s’en amuse en disant qu’elle passe de “Madame, Madame, Madame” à “Maman, maman, maman”, il n’empêche qu’avec son job de prof, le Djing et son rôle de maman, Fatou combine 3 boulots à quasi plein-temps.

L’équilibre financier de Clara est lui aussi précaire : il repose sur des aides sociales et un réseau de femmes en plus de son activité de DJ. A 32 ans, Clara vit avec Félix, son fils de 6 ans dont elle partage la garde avec son ex-conjoint. Grâce à Angela D., un projet de logement social destiné aux mères célibataires et aux femmes vieillissantes, Clara peut profiter d’un appartement à moindre coût.

Elle raconte : “Avant d’être ici, j’habitais dans une colocation avec d’autres mamans. Je partageais la chambre avec mon fils donc c’était intense mais je pouvais m’appuyer sur le soutien des autres femmes. J’ai toujours tissé des réseaux d’entraide autour de moi.”

Colocation de mamans, réseaux d’entraide, logements sociaux réservés aux femmes, c’est en partie la sororité qui permet à Clara de vivre, s’occuper de son enfant, travailler et payer son loyer. Mais si l’entraide est essentielle à tout projet de société, n’est-elle pas aussi symptomatique d’un manque institutionnel ?

Pour Sylvia et Clara, il y a un problème de rémunération des DJs. “Il y a beaucoup de rémunérations très basses qui sont proposées pour aller jouer très loin. Si j’accepte, que je fais le déplacement, je paie mes taxes et en plus je dois payer une nounou, je finis par perdre de l’argent”, se résigne Clara. Sylvia de son côté a décidé d’augmenter ses cachets : “Avant ça m’arrivait que des dates ne me rapportent rien et je le faisais par amour du truc mais c’est terminé.

Question de survie et de notoriété. La DJ ne peut toutefois pas s’empêcher de constater que, suite à cette décision, certaines de ses dates sont annulées. D’après elle, le bruit court dans le milieu qu’il faudrait monter un syndicat de DJs, pour défendre leurs droits parmi lesquels les cachets trop bas et la difficulté d’accès au statut d’artiste. Et pour les mamans DJs, quelles sont les revendications, solutions et pistes d’actions ?

Quand on mixe, on ne colle pas à l’image de la parentalité parfaite parce qu’autour il y a l’alcool, la déglingue et la fête

La DJ Claraaaa ! avec son fils Félix lors d’un mix chez Rinse France
La DJ Claraaaa ! avec son fils Félix lors d’un mix chez Rinse France © Tous droits réservés

Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

On ne m’a jamais payé de nounou pour que je puisse aller jouer.” C’est Clara qui prononce ces mots mais le constat est le même pour toutes. Pourtant, c’est une solution qui s’applique dans d’autres pays. Au Canada, il arrive que les frais de babysitting soient inclus directement dans le défraiement des artistes, au même titre que les transports ou la nourriture. Malheureusement en Belgique on en est loin : “Avec Supafly (1er collectif de femmes DJs en Belgique), on a une asbl via laquelle on peut mettre en frais les factures Itunes, achat de vinyles, tout ce que tu veux mais pas les babysittings. Pourtant, on est 3 sur 4 à être mères dans le collectif. Donc t’es maman, t’es obligée de faire garder ton enfant pour aller travailler mais tu ne peux pas déduire ça, c’est complètement débile”, témoigne Fatou.

Le remboursement du babysitting, c’est la base. Mais elles ont d’autres idées pour améliorer l’accès au travail des mamans DJs : une liste de babysitters de confiance avec lesquelles les salles peuvent collaborer, une charte à soumettre aux organisations pour plus d’inclusivité, une prise en compte des demandes spécifiques et, surtout, la possibilité d’avoir un studio à moindre coût pour que les mamans puissent travailler en dehors du foyer. C’est le cas de Clara qui dispose d’un lieu de résidence au Volta.

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Depuis Virginia Woolf, on ne répétera jamais assez l’importance pour les femmes d’avoir un espace à soi. Si les idées fusent une fois que le micro leur est tendu, les mamans DJs interviewées admettent ne pas toujours avoir la force de négocier, de peur d’être renvoyées dans les cordes, comme l’explique Clara : “Souvent je ne demande pas d’aide spéciale parce que j’ai peur de passer pour celle qui en demande trop. Je trouve les solutions de mon côté.”

Même impression du côté de Fatou qui redoute que les organisateurs se fâchent à force de “trop” leur en demander. Elle est cependant consciente qu’une plus grande inclusivité et parité constituent une nécessité plutôt qu’une faveur. Pour les mamans DJs, les choses peuvent changer. Fatoosan et Claraaaa ! souhaitent d’ailleurs remercier le Beursschouwburg pour avoir mis à disposition l’appartement au-dessus de la salle ainsi qu’une babysitter pour leur permettre d’allaiter en toute tranquillité, mixer puis retourner s’occuper de leur enfant.

On ne m’a jamais payé de nounou pour que je puisse aller jouer

Est-ce dû aux subsides ou au fait que cette salle est l’une des rares à Bruxelles où la programmation est gérée par une femme ? Probablement un peu des deux. Sur son poste de remerciement sur les réseaux (voir ci-dessous), Clara a reçu de nombreuses réactions. Il n’y a plus qu’à attendre que des likes émergent les actions.

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Capture d’écran du compte de la DJ Claraaa ! datée du 7 juin 2022
Capture d’écran du compte de la DJ Claraaa ! datée du 7 juin 2022 © Tous droits réservés

Informations pratiques

Soirée de lancement MomsNightOut “Tell Your Friends” avec Alexander Nut (Uk) + Food for your Soul (Be) + Mika Mayonnaise (Be).

Présentée par Ill Syl et Fatoosan : samedi 18 juin à partir de 20h au Beursschouwburg.


Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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