Eviter la fuite des capitaux…
Joe Biden cherche 1900 milliards de dollars pour financer son, ambitieux, plan de relance de l’économie américaine après la crise covid. Une des sources de ce financement serait les entreprises, au moins celles qui font des bénéfices en cette période.
Le nouveau président américain voudrait remonter le taux d’imposition sur le bénéfice des sociétés de 21% à 28% (alors qu’il avait baissé de 35% à 21% sous la présidence de Donald Trump). Le risque c’est que des entreprises américaines, voyant qu’elles seront soumises à de nouveaux impôts, quittent le pays ou transfèrent leurs bénéfices dans des filiales localisées dans des pays à la fiscalité plus avantageuse.
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Cette concurrence fiscale entre Etats tire, depuis des dizaines d’années, la fiscalité vers le bas. Les Etats-Unis veulent changer de paradigme
… et augmenter les recettes fiscales
En fait, le président américain voudrait le beurre et l’argent du beurre : augmenter les impôts des entreprises qui ont profité de la crise pour financer la relance et en même temps rester attractif fiscalement pour les dissuader d’aller voir ailleurs. Pour cela les Etats-Unis voudraient que tous les autres pays industrialisés s’alignent et pratiquent un taux d’imposition minimum harmonisé. Et si certains pays ne jouent pas le jeu et reste en deçà de ce taux minimum, les Etats-Unis pourraient taxer "en supplément" les bénéfices d’entreprises américaines logés dans les filiales de ces pays. Ce qui rendrait l’ingénierie fiscale bien moins intéressante.
Il est souhaitable d’harmoniser le cadre fiscal au niveau international
"C’est logique, constate Edoardo Traversa, professeur de droit fiscal à l’UCLouvain. On vit depuis plusieurs dizaines d’années dans une économie globalisée et libéralisée. Les acteurs économiques peuvent facilement investir et voyager d’un pays à l’autre. C’est donc normal que le cadre fiscal soit harmonisé. Oui, c’est une bonne idée ". A terrain de jeu mondial, règles du jeu globales.
Les astres s’alignent
Sous des apparences d’évidence, une telle harmonisation fiscale a jusqu’ici échoué. "C’est notamment dû aux politiques américaines très unilatérales jusqu’à présent", pour Sabrina Scarna, avocate fiscaliste au barreau de Bruxelles. Le fameux "America first" du précédent président, Donald Trump. Dès lors que les Etats préfèrent jouer la carte de la concurrence et faire cavalier seul, c’est compliqué de se mettre d’accord sur des règles harmonisées. "Mais aujourd’hui, les Américains ont une approche plus multilatérale, c’est un tournant politique" analyse Sabrina Scarna.
"Les Etats-Unis changent de logiciel économique et ça change tout, abonde Xavier Dupret économiste de l’Association Joseph Jacquemotte. Aujourd’hui, ce sont eux qui sont demandeurs d’une harmonisation et le monde occidental va les suivre parce que tout le monde a besoin de fonds pour financer sa relance".
Les Etats-Unis changent de logiciel économique et ça change la donne
Le Fond Monétaire International, l’Allemagne, la France,… soutiennent l’idée. D’autant que la pression politique monte depuis des années pour une meilleure coordination en la matière. Les scandales fiscaux des dernières années (OffShore Leaks, Panama Papers, LuxLeaks,…) ont remis à l’agenda la lutte contre la fraude. "La discussion était déjà donc bien engagée depuis des années dans le cadre de l’OCDE, rappelle Edoardo Traversa. Et plus les Etats parlent entre eux, plus d’états souscrivent à l’idée de se coordonner, plus le cercle devient vertueux". Aujourd’hui, les astres semblent donc aligner pour aboutir.
Win-Win
Taxer les entreprises a minima où qu’elles soient dans le monde, permettrait, en outre, de débloquer les négociations sur la taxe sur les géants numériques. Ils sont presque exclusivement américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft,…) mais génèrent de revenus partout dans le monde : "Ça fait longtemps que les Européens voudraient leur part du gâteau, explique Sabrina Scarna. Et on ne pourra l’avoir que si on arrive à changer de paradigme international. Et le pays qui bloquait, c’était les Etats-Unis. Si les Américains changent de posture, les Européens y trouveront un intérêt parce qu’ils pourront créer d’autres formes d’imposition, notamment sur les géants du numérique".
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Dans un contexte, qui a donc bien évolué ces dix dernières années, une harmonisation fiscale serait désormais, un win-win pour les états européens et américains.
Un taux harmonisé à combien ?
Aujourd’hui le taux d’imposition théorique, ou facial, en Belgique est de 25% sur les bénéfices des sociétés. Les Etats-Unis souhaitent donc bientôt passer à 28%. "Pour le moment, les discussions internationales portent plutôt sur une fourchette de 10-15%. Même si les Etats-Unis voudraient plus", explique Edoardo Traversa. "En tout cas, le chiffres, ce taux, ne sortira pas d’une étude économique, ce sera le fuit d’un compromis politique" pour Xavier Dupret.
Le taux harmonisé sera le fruit d’un compromis politique pas d’une étude économique
"Et puis, il y a une différence importante entre le taux facial, aussi harmonisé soit-il, et le taux réel de chaque pays, rappelle l’économiste de l’Association Joseph Jacquemotte. Imaginons un taux à 21%. Pour des pays spécialisés en ingénierie fiscale comme l’Irlande, arriver à reprendre 8 points de pourcentage sur ce taux facial, ça ramènerait le taux réel à 13%, c’est-à-dire le montant actuel de l’imposition en Irlande". Sans garde-fous solides, cette harmonisation pourrait donc bien ne s’avérer que symbolique.
Ce n’est pas le tout d’harmoniser le taux
Harmoniser le taux serait déjà une fameuse avancée mais pourrait ne pas suffire à atteindre l’objectif de lutte contre la concurrence fiscale. Ce qui fait dire à Sabrina Scarna qu’on se focalise trop sur le taux. "Le vrai Eldorado, ce n’est pas l’harmonisation du taux, c’est l’harmonisation des règles de l’impôt des sociétés, et ça, ce n’est pas envisagé. Ce qui mène à un fameux paradoxe : Chacun tient à sa souveraineté, a ses règles, ses niches, ses exceptions pour attirer les entreprises. Et en même temps on harmonise le taux pour empêcher les entreprises de profiter de cette concurrence fiscale. On ne peut pas à la fois refuser d’harmoniser les règles et empêcher de tirer profit de ces règles non harmonisées".
L’Eldorado, ce n’est pas le taux
Et cette harmonisation des règles, ce n’est pas pour demain, pour Edoardo Traversa, "simplement pour comptabiliser les revenus d’une entreprise, il faut faire des choix de critères qui sont politiques et qui dépendent d’un état à l’autre. D’autant plus quand il s’agit de localiser le revenu d’une société multinationale. Faut-il localiser l’ensemble du revenu au lieu de résidence de l’entreprise ? D’autres critères territoriaux ? Chacun fait ses choix, ce qui expose à la double imposition ou l’absence d’imposition. Donc s’accorder sur des règles communes, au-delà de la concurrence, quand on a des traditions bien différentes n’est pas un exercice facile".
Ces dix dernières années, sous l’impulsion de l’OCDE, dans la foulée de la crise de 2008, la coordination fiscale internationale a fortement progressé, en matière de levée du secret bancaire ou d’échange d’informations fiscales entre états notamment. De là à harmoniser les règles, il y a un pas vers le multilatéralisme qui n’est pas encore à l’ordre du jour.