C’est là que nous allons, à l’hôpital dirigé par la Société du Croissant rouge palestinien (PRCS) et par l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations-unies pour les réfugiés). MSF y tient, depuis 2008, des consultations en santé mentale. "Après la guerre de 2006, le constat était effrayant. Le fossé entre les besoins et ce qui existait sur le terrain était énorme", explique Fabio Forgione, responsable du projet de santé mentale communautaire, initié en 2008.
Selon une enquête de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), menée avant le conflit, 49% de la population du Liban avait un lien direct avec les dégâts humains et matériels liés aux divers combats armés, et 17% était atteinte de troubles mentaux.
A Bourj-el-Barajneh, les traumatismes mentaux sont encore
plus endémiques. 25% des réfugiés palestiniens dans le camp souffriraient de
séquelles psychologiques ou psychiatriques nécessitant un suivi. Il y a surtout l’histoire du camp, suite violences armées
incessantes : siège par l’armée israélienne et les milices phalangistes en
1982, blocus des milices pro-syriennes en 1984, bombardements en 1994 et en
2006...
Des violences cachées
Hala Yahfoufi est psychothérapeute. Son rôle, au début de la
mission, consistait à faire accepter la prise en charge psychologique par le
personnel soignant : "Une personne dérangée ou en détresse psychologique était
simplement mise dehors; je devais intervenir auprès des infirmières, faire attention
au traitement réservé aux patients…". Dans une société où la communauté jouait
un rôle de protection, il reste difficile de parler de la détresse psychologique. La stigmatisation est
souvent la règle.
Mais le bouche à oreille a fonctionné : cinquante nouveaux
patients par mois sont accueillis les consultations tenues dans le camp et à
l’extérieur. Ils viennent sur le conseil d’un voisin, d’un membre de la
famille, mais aussi d’associations de martyrs ou de blessés de guerre. "Sans
des personnes ou des groupes de référence, ce serait impossible", Stéphanie
Giandonato, responsable des opérations sur le terrain, a dû négocier la
présence des services avec les partis politiques du quartier.
Hala va mettre un foulard sur ses épaules, à l’heure des
consultations : "Les gens doivent aussi se sentir en confiance", car la
démarche reste difficile. Des femmes victimes de violences sexuelles ou
domestiques, des familles fragilisées ; les cas traités ici sont souvent
lourds. Les parents restés, loin, au pays, et le statut de réfugié, sorte de
sous-citoyenneté au Liban, font porter un poids supplémentaire sur les
Palestiniens des camps.
Le handicap social et celui de la guerre
"Pour une majorité de patients, il s’agit de cas de
dépression plus ou moins grave, souvent profonde. On observe aussi beaucoup de patients atteints d’anxiété. Dans
les situations les plus sévères, il s’agit de schizophrénie ou de psychose",
explique Stéphanie Giandonato. Dans les locaux de MSF, à quelques rues du camp,
les bruits de la banlieue sont assourdis. Le bâtiment se trouve derrière
l’hôpital de la municipalité, géré par le Hezbollah. "Beaucoup de femmes
consultent dans le camp, mais ici, c’est une majorité d’hommes qui sont reçus
par les psychologues et les psychiatres". Il est devenu courant qu’un ancien
milicien soit envoyé par le parti pour se faire soigner ; chose impensable il y
a encore quelques années.
Les dégâts causés par les multiples conflits armés ont aussi
fragilisé une population déjà défavorisée. Dans des habitations où s’entassent
parfois dix personnes dans un espace réduit, il est simplement difficile de
s’occuper de soi, de sa famille. Des assistantes sociales parcourent les rues de
la banlieue, sonnent aux portes. Leur rôle : rassurer, expliquer et amener les
personnes qui en ont besoin à franchir le pas. "Les symptômes sont parfois
très simples : des enfants délaissés, sales et mal nourris, sont parfois le
signe que la mère va très mal. Dans une société où la famille est importante,
ça peut être inquiétant".
Le projet de MSF ne s’adresse pas aux enfants. Mais les
psychologues de l’équipe confirment des constats dressés par d’autres
professionnels. Le pourcentage d’enfants atteints de troubles de l’attention ou
d’hyperactivité est plus élevé au Liban que dans d’autres pays. Des cas
importants de dépression ou d’isolement volontaire sont aussi observés, comme
des réactions de violence chez certains. Selon une étude publiée en 1999 sur
les traumatismes liés à la guerre, il apparaît que les enfants socialement
défavorisés, et qui vivent dans des familles atteintes psychologiquement par le
conflit, vont plus souvent développer des troubles du comportement que
d’autres. Ce qui est le cas des enfants de Bourj-al-Barajneh.
C’est l’heure de la réunion d’équipe. Nous quittons
Bourj-al-Barajneh, et la voiture nous emmène loin des ruelles de la banlieue. "J’ai vu les corps de tous les membres de ma famille déchiquetés. C’était en
1996, à Qana". Les paroles d’Issam, le chauffeur, sonnent doucement dans le brouhaha
de la ville : "Et je les vois encore aujourd’hui". Une phrase qui résume la
souffrance de toute une population.
A Beyrouth, W. Fayoumi