Les réseaux sociaux sont-ils un danger pour la recherche académique ? L’ULB tire la sonnette d’alarme

Corinne Torrekens

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Affirmer que le débat sur la place de l’islam dans les sociétés européennes est un sujet polarisant n’étonnera personne. Les dernières attaques islamistes en France et notamment la décapitation du professeur Samuel Paty ont fini de nous convaincre. Comme souvent, les réseaux sociaux se sont emparés de ce débat jusqu’à le rendre inaudible. Dans tout ce "bruit", la parole scientifique est parfois remise en question. C’est ce qui arrive à Corinne Torrekens, professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Aujourd’hui, elle est victime d’insultes et de menaces sur les réseaux sociaux.

De la diffamation, des insultes et des menaces

Si elle fait régulièrement l’objet d’attaques verbales depuis quelques années en raison de son domaine d’étude très polarisant, les récentes injures contre sa personne ont soulevé l’indignation d’une partie du milieu académique.

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Les insultes et menaces (voir les captures d’écran ci-dessous) de ces derniers jours sont notamment dues à un article publié par la chercheuse, dans lequel elle analyse la réponse du gouvernement français suite à l’assassinat de Samuel Paty. Un travail de recherche, argumenté et référencé mais qui en fâche certains, à commencer par l’Observatoire des Fondamentalismes à Bruxelles. Celui-ci dénonce le contenu de l’article et affirme que le travail de la chercheuse serait biaisé par ses accointances avec les Frères Musulmans et donc avec l’islam radical. Les publications de l’Observatoire sur les réseaux sociaux ont fait l’objet de commentaires insultants ou menaçants envers la scientifique.

On a le droit de ne pas être d’accord avec moi mais il faut argumenter

Corinne Torrekens dénonce la diffamation dont elle se dit victime de la part de l’Observatoire : "Leur argumentation c’est de dire que j’ai des accointances avec les Frères Musulmans et donc avec les islamistes. Ce qui est grave. Je travaille sur la question de l’insertion de l’islam depuis plus de 15 ans et pour cela on m’accuse d’être en lien avec des islamistes. Ça ne repose sur rien, c’est faux. Les personnes avec qui je parle ne leur plaisent pas et par extension de cette argumentation, toutes les personnes qui s’activent autour des questions sur l’islamophobie ou qui les nuancent, sont des islamistes pour cet Observatoire".

Elle ajoute : "On a le droit de ne pas être d’accord avec les résultats de mes recherches, ça, c’est le débat public et c’est légitime. Mais tout ce que je demande, c’est qu’on argumente les raisons pour lesquelles on remet en cause les résultats de mes recherches".

Les menaces et insultes dont est victime la professeure sont graves. Si elles ne viennent pas de l’Observatoire mais bien d’internautes lambda, Corinne Torrekens dénonce le fait que selon elle, l’Observatoire des Fondamentalismes ne fait rien pour calmer les esprits ou modérer les commentaires qui se retrouvent sur sa page Facebook. Entre-temps, certains commentaires violents ont été supprimés.

Pas de diffamation pour l’Observatoire

De son côté l’Observatoire des Fondamentalismes de Bruxelles maintient les accusations d’accointance de Corinne Torrekens avec les Frères Musulmans : "Nous avons les preuves de ce que nous avançons mais ce n’est pas tant ce que nous disons qui est gênant. C’est en réalité qu’il n’y a pas d’argument contraire convaincant qui vient démontrer que ce que nous affirmons est erroné", explique Pascal Hubert, coordinateur du Conseil juridique de l’Observatoire.

Quant aux insultes et menaces à l’encontre de la professeure, Pascal Hubert affirme faire le nécessaire pour les supprimer et tenter de modérer le débat : "Toutes nos publications sont extrêmement posées, factuelles et ne sont pas diffusées à la va-vite. Nous avons conscience que nos positions auront des réponses assez féroces mais notre objectif est toujours de rester courtois et ferme pour dénoncer des réalités qui sont évidentes pour l’Observatoire. Nous ne sommes pas 24 heures sur 24 sur les réseaux sociaux pour les gérer et nous ne voyons pas toujours tout de suite si une personne tient des propos diffamants ou insultants. Ce n’est pas notre objectif de laisser parler tout le monde n’importe comment. Le débat doit rester cordial. Cependant, il faut laisser aussi les personnes s’exprimer, dans les limites de la légalité évidemment. Lorsque nous nous rendons compte qu’il y a un problème, nous recadrons de manière systématique et s’il le faut, la personne qui pose problème est bloquée et la publication est enlevée".

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Le soutien de l’institution

L’Université libre de Bruxelles (ULB) a réagi aux attaques envers sa professeure. La rectrice Annemie Schaus a publié un communiqué sur le site de l’université et sur ses réseaux, elle soutient pleinement la scientifique visée comme elle nous l’a expliqué : "Je la soutiens parce qu’elle a été attaquée dans son intégrité de scientifique et dans sa liberté académique qui est un droit fondamental de tous les professeurs d’université. Peu importe ce qu’elle dit sur le fond, la manière dont elle est mise en cause et vu les intimidations dont elle fait l’objet, tout cela est incompatible avec l’institution universitaire".

Un soutien qui soulage Corine Torrekens. La chercheuse a contacté un avocat afin d’être conseillée et éventuellement lancer une action en justice.


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La liberté académique en danger ?

La situation dont est victime Corinne Torrekens fait partie d’un phénomène plus global où la parole scientifique est très souvent remise en question. Les chercheurs et chercheuses sont de plus en plus régulièrement la cible de la vindicte populaire sur les réseaux sociaux, la crise du Covid-19 nous le démontre encore.

Des réactions démesurées qui rejettent les analyses scientifiques sans aucune argumentation ou documentation scientifiques. Corinne Torrekens pointe du doigt les réseaux sociaux : "Je ne suis pas spécialiste mais je pense que les réseaux donnent de la force et du pouvoir aux opinions qui appartiennent habituellement au café du commerce. Aujourd’hui ces opinions ont le même droit de citer qu’une opinion issue d’un travail scientifique et empirique".

Une réalité qui met en danger les travaux de recherche, ce que déplore la rectrice de l’ULB Annemie Schaus : "De plus en plus fréquemment, des collègues font l’objet d’intimidation ou de diffamation dès qu’ils démontrent une thèse sur un sujet qui polarise la société. On le voit d’ailleurs avec les scientifiques qui s’expriment sur le coronavirus, leur intégrité scientifique est remise en question. Et ce n’est pas propre à des chercheurs de l’ULB, c’est le cas aussi dans d’autres universités".

Pour la rectrice, il faut que les universités s’organisent pour mieux protéger la liberté académique : "Elle a toujours dû être protégée mais la lutte s’accentue avec les réseaux sociaux en même temps que la polarisation de la société. Il faut remettre en avant la liberté académique et rappeler constamment ce que c’est et protéger nos chercheurs lorsqu’ils sont attaqués. Les autres universités belges sont solidaires de ce combat pour la liberté académique qui, rappelons-le, est un pilier de la démocratie".

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