Les champignons pour lutter contre l'urgence climatique ?

Par Johanne Montay

Lorsqu’on évoque les puits de carbone naturels qui permettent d’absorber les émissions de CO2 et de ralentir le bouleversement climatique, on parle généralement des océans et des forêts. Mais un organisme, tapi en sous-sol, est organisé en super-réseau pour séquestrer des milliards de tonnes de dioxyde de carbone, sans qu’on n’y prête suffisamment d’attention.

Négliger ce réseau invisible, c’est compter sans Toby Kiers, professeure à la Vrije Universiteit d’Amsterdam et biologiste évolutionniste. Elle s’intéresse à ce monde "underground" capable de séquestrer chaque année au moins 5 milliards de tonnes de dioxyde de carbone, soit une quantité à peu près équivalente à celle émise chaque année par les Etats-Unis.

Le temps du champignon

C’est une opinion émise par ses soins dans le quotidien britannique The Gardian, en collaboration avec le biologiste Merlin Sheldrake, qui a attiré notre attention sur ce sujet. Pour les auteurs, ces champignons, qu’on appelle mycorhiziens, organisés en réseau sous terre, sont la "tache aveugle" mondiale de la lutte face à la crise climatique. Avec d’autres scientifiques, Toby Kiers a fondé une initiative baptisée SPUN pour "Society for the Protection of Underground Networks", afin de cartographier, conserver et protéger ces réseaux de champignons sous-terrains et protéger ainsi leur capacité de séquestrer le carbone.

"Dans le passé, toutes ces stratégies du changement climatique étaient vraiment focalisées sur les écosystèmes au-dessus du sol", nous explique Toby Kiers. "Notre initiative est un appel au réveil des consciences, à l’adresse du public et des gouvernants : il faut commencer à se concentrer sur le sous-sol. On estime qu’environ 25% de toutes les espèces vivent sous la terre. Et donc, essayer de les cartographier et les protéger est un impératif."

L’équipe scientifique de SPUN
L’équipe scientifique de SPUN © 2021 Seth Carnill

Un réseau social underground

Les champignons vivent pour la plupart sous forme de réseaux ramifiés et fusionnés, qu’on appelle "mycélium". Ces champignons sous-terrains établissent un partenariat avec les plantes, un échange de bons procédés : ces plantes dépendent pour la plupart de ces champignons mycorhiziens qui se tissent à travers leurs racines, leur fournissent des nutriments et les relient en réseaux. Un réseau mycorhizien se forme lorsque les racines de plantes sont colonisées par un champignon mycorhizien et sont reliées entre elles. Se crée alors tout un écosystème dans lequel la plante reçoit de la nourriture et des substances protectrices contre les maladies, et le champignon reçoit du carbone au départ de la plante. La magie d’une "relation sociale" entre champignons et plantes, en milieu underground.

"On estime qu’il y a entre 4 et 20% du carbone fixé par la plante qui va être mobilisé par le champignon dans le sol", explique Stephan Declerck, professeur à l’UCLouvain en Faculté des bioingénieurs et responsable du laboratoire de mycologie au Earth and Life Institute. "Et le sol, c’est un puits de carbone tout à fait important, aussi important que les océans. Et donc, effectivement, on estime que ces champignons stockent annuellement 5 milliards de tonnes de carbone."

Vous n’imaginiez pas cela, en observant un champignon au pied d’un arbre dans la forêt, n’est-ce pas ? Le professeur Stephan Declerck décrit ce que vous voyez comme "la pointe émergée de l’iceberg". "Cela ne représente qu’une infime partie du champignon", dit-il. "La plupart des champignons se développent en sous-sol. Le plus grand organisme vivant, par exemple, c’est un champignon. Sa surface fait 600 hectares, donc ça pèse environ 600 tonnes. Mais c’est le champignon que vous ne voyez pas, c’est le champignon qui se développe sous vos pieds et qui est associé aux plantes, et qui connecte toutes les plantes entre elles."

Un bien public mondial

Ces réseaux mycorhiziens absorbent une grande partie du carbone terrestre. Pour Toby Kiers, leur destruction accélère le changement climatique et la perte de biodiversité. Il faudrait donc les considérer comme un "bien public mondial".

Car ces réseaux mycorhiziens sont aujourd’hui menacés par plusieurs facteurs que cite Toby Kiers : l’expansion agricole, la déforestation et l’urbanisation. La biologiste cite l’agriculture intensive comme la principale responsable, en raison de l’utilisation de pesticides voire de fongicides.

"Si la destruction continue", avertit Toby Kiers, "on perdra tout simplement cet ancien système vital, qui est à la base de tout écosystème que l’on observe à l’air libre. A l’origine, les plantes vivaient dans un environnement aquatique, il y a environ 475 millions d’années. Et c’est ce partenariat avec les champignons qui a permis aux plantes d’arriver sur la terre ferme et de commencer à former les arbres et toutes les plantes qu’on aime tant en surface. C’est un très ancien partenariat ! Si nous le détruisons, on va vraiment saboter notre capacité de combattre le changement climatique".

L’entreprise cartographique de l’équipe de scientifiques est de longue haleine. La mission commencera au Chili en avril mais l’ambition est de récolter 7000 échantillons d’ADN de ces réseaux mycorhiziens en 18 mois, en se concentrant sur des zones inexplorées ou confrontées à un stress dû à des modifications d’affectation du sol.

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