Issu du théâtre, le métier de coordinateur·ice d’intimité s’est développé surtout au Royaume-Uni et aux États-Unis. "Chez les Anglo-Saxons, la culture du théâtre, c’est énorme. C’est comme le vin en France, quoi (rires). Et l’idée de développer des outils pour se protéger émotionnellement est venue du théâtre politique, celui des opprimés…" Du coup comme il n’existe pas encore de formation en Belgique, Paloma s’est formée en ligne, auprès d’organismes de l’autre côté de l’Atlantique. "J’ai commencé début de l’an dernier, et j’ai prévu ensuite d’aller me former auprès d’une coordinatrice d’intimité aux USA. Mais il faut savoir que les places sont très chères, et qu’elles partent vite – que ce soit le cursus principal, ou des formations plus spécifiques, comme la prise en compte du traumatisme, l’approche décoloniale, le validisme, la gestion de conflits… Beaucoup d’organismes estiment que c’est important pour compléter la formation, et je suis d’accord."
En termes pratico-pratiques, le travail de coordination d’intimité commence bien avant le tournage. "C’est la production qui te contacte à la base, et t’envoie le scénario en amont, pour que tu puisses le lire et faire l’inventaire de toutes les séquences où il y aura peut-être besoin de ton soutien." Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas uniquement les scènes de sexe, de nu ou de toucher : "Par exemple, une personne noire qui doit jouer une scène de violences policières avec des policiers blancs qui lui crient des insultes racistes… c’est de l’intimité aussi. Parce que c’est potentiellement traumatisant. Le but du coordinateur·ice, c’est d’arriver au résultat voulu à l’image sans dépasser les limites de la personne qui joue."
Donner aux gens le pouvoir de prendre soin d’eux-mêmes
Un des enjeux centraux du coordinateur·ice d’intimité, et qu’on sent fondamental dans la vision de Paloma, c’est le rapport au jeu d’acteur. "Acteur, c’est un vrai métier, c’est pas parce que ça a l’air naturel qu’il n’y a pas derrière un outil qui a été travaillé." Et dans ce métier, Paloma explique que ce n’est pas forcément nécessaire de faire appel à son intimité pour que ça fasse ‘plus vrai’ : "Une comédienne qui joue une scène de bagarre, elle n’est pas censée avoir peur de se prendre une droite. Elle doit savoir exactement ce qui se passe, que chaque geste soit chorégraphié, pour qu’elle puisse se sentir en sécurité, et jouer. Parce que quand on joue, le cerveau ne fait pas la différence : les mêmes zones sont activées, il y a des études là-dessus. D’ailleurs quand on regarde un film et qu’on est ému·e, on pleure pour de vrai ! Alors qu’on sait bien qu’on est devant notre écran, ou au cinéma, avec des inconnus autour de nous qui mangent des chips (rires). Les liens entre le corps et les émotions sont évidents."
On sent, à sa façon de mêler dans ses paroles informations, émotions et faits, que ce nouveau métier, bien qu’il touche à l’intime, s’appuie énormément sur des rapports scientifiques et des études chiffrées. Et tout ça n’est pas uniquement destiné à celles et ceux devant la caméra. "Si on tourne une scène avec une personne en situation de handicap, il faut veiller à ce que tout le tournage soit accessible. Mais aussi à comment faire en sorte qu’il y ait peut-être d’autres personnes en situation de handicap dans l’équipe, pour éviter que la personne puisse se sentir instrumentalisée. Autre exemple, le tournage d’une scène violente, pour un·e ingénieur·e du son qui entend des pleurs dans son casque toute la journée, ça a un impact. Donc mon travail c’est comment aider tout le monde sur le plateau, à gérer une situation, ou à se faire remplacer si besoin… . En fait, c’est donner le pouvoir aux gens de prendre soin d’eux -mêmes."
►►► Pour recevoir les informations des Grenades via notre newsletter, n’hésitez pas à vous inscrire ici
On se dit qu’en un sens, Paloma aide les gens à trouver leurs limites après avoir trouvé les siennes. Et son expérience d’habilleuse pendant toutes ces années l’a, heureusement ou malheureusement, préparé déjà un peu à ça : "Le HMC fait énormément de travail émotionnel invisible. Je me souviens d’un tournage américain où l’acteur principal devait incarner une personne connue dans la vraie vie. Il recevait tous les jours des e-mails de cette personne, qui le suppliait de ne pas faire le film. Il arrivait le matin dans la loge plein de doutes, angoissé… Je l’écoutais et j’essayais de le rassurer, de rationaliser… Finalement tout s’est bien passé, mais la production n’était bien sûr au courant de rien, alors que le gars était en panique, et que le film aurait pu capoter…"
Le plateau de cinéma, c’est une reproduction miniature des dominations de la société
Mais au-delà des rapports intimes, la coordination d’intimité implique aussi – et surtout ? – de se pencher sur les rapports de pouvoir : "C’est important de savoir quels sont les rapports de pouvoir interpersonnels sur un plateau, mais aussi les rapports de domination dans la société en général. Parce que le plateau de cinéma, c’est une reproduction en miniature des dominations à l’œuvre dans la société." Et ces rapports de pouvoir peuvent influer sur le résultat à l’écran. Comment fait-on quand le comédien était d’accord d’être nu mais change d’avis le jour J ? Comment être sûr qu’une personne dit vraiment ‘oui’sans que ça vienne d’une pression de sa hiérarchie ?
"Notre idée du consentement se base beaucoup sur les mots. On entend tout le temps cette idée que le consentement doit être un 'oui enthousiaste’. Or, dans la communication, les mots ne comptent que pour 7%. Le non-verbal prend beaucoup plus de place ! Donc mon rôle, c’est aussi de décortiquer ce qui se dit autrement que par les mots." Autant devant comme derrière la caméra, et des deux côtés du prisme de domination : "C’est pour protéger tout le monde, au final : un homme qui joue un agresseur, par exemple, ça peut le perturber aussi. Tout le monde a des limites à des endroits différents."
Blessures invisibles
Au fil de notre échange avec Paloma, on réalise qu’en fait, ce métier de coordinateur·ice d’intimité n’est pas si nouveau que ça : le poste de coordinateur·ice de cascades, bien connu dans le milieu, repose sur exactement la même idée de protection et de prévention. "Absolument", abonde-t-elle. "La différence, c’est que les blessures physiques, elles sont d’emblée visibles. Alors que les blessures intimes, pas forcément – et le pire c’est que souvent elles mettent plus de temps à guérir. Parfois même jamais. Donc c’est d’autant plus pernicieux."
Au final, derrière les questions pratiques de comment tourner telle scène ou pas, la coordination d’intimité amène des questions plus larges : quelles sont les histoires qu’on raconte, pourquoi les raconte-t-on, et comment. "Il y a encore des peurs et des mythes autour de ce job, mais c’est important de comprendre que l’idée n’est absolument pas de policer ou de censurer quoi que ce soit", insiste Paloma. "Au final, on peut raconter toutes les histoires qu’on veut, mais c’est important de (se) donner les moyens de le faire correctement. C’est dans l’intérêt du film ! Et ça ne veut pas dire que tu faisais les choses mal : chacun fait du mieux qu’il peut avec les informations qu’il a. Et vu que les traumatismes sont un énorme tabou dans nos sociétés, qu’on voit ça souvent comme un truc extrême, on a du mal à se mettre à la place. Mais quand on explique que 70% de la population a déjà vécu un traumatisme dans sa vie, ou qu’en Belgique 1 femme sur 5 est victime de viol, on se rend compte que c’est énorme."
Pas besoin d’avoir fait la guerre pour souffrir de stress post-traumatique… Chacun·e autour de nous porte sans doute beaucoup plus de blessures invisibles qu’on le croit. "Janet Mock, une actrice activiste trans noire américaine, a dit cette phrase : "Nothing about us without us" (‘Rien sur nous sans nous’, NDLR) : c’est vraiment cette idée de se rendre compte de nos angles morts." Inclure les personnes concernées par les histoires qu’on veut raconter permet aussi un cinéma novateur, pertinent… et in fine meilleur, non ? "J’ai souvent vu des films qui étaient magnifiques – mais avec des scènes de sexe complètement ratées !", rigole Paloma buvant une gorgée de son thé. "Au lieu de faire un amalgame de clichés, on peut se donner l’occasion de raconter des histoires autrement."