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Le patron du groupe de mercenaires Wagner, Evgueni Prigojine, pourrait-il remplacer Vladimir Poutine ?

© Getty Images - RTBF

Comment entrer dans la milice Wagner ? "Mange des clous, branle-toi avec du papier de verre, étanche ta soif avec du sang, ne sors pas sans un marteau et appelle les numéros de téléphone indiqués ci-dessous.”

Voilà un exemple de la prose toute personnelle d’Evgueni Prigojine, le chef de la milice Wagner. Un mélange de vulgarité, de violence, de provocation et d’effrayante ironie. Comme quand il commente la vidéo d’exécution d’un déserteur (à l’aide d’une masse justement) postée par une chaîne Telegram proche de son groupe : "Excellent travail de réalisateur, cela se regarde d’une traite. J’espère qu’aucun animal n’a été blessé pendant le tournage."

L’homme ne donne pas d’interview mais répond par écrit à certaines questions choisies, via le service presse de sa société "Concord catering”, sur VKontakt ou Telegram.

Je ne vais pas ouvrir ou créer de partis, ni de mouvements politiques.

Sur le même canal, à la question posée par le média russe indépendant Meduza, il répond : "Envisagez-vous de créer un mouvement politique ou social ?" L’homme répond : "Je ne vais pas ouvrir ou créer de partis, ni de mouvements politiques. Je travaille juste et je fais ce que n’importe qui dans ma position devrait faire."

Montée en puissance et sortie de l’ombre

On lui prête pourtant toutes les intentions. Sur les plateaux télés, son portrait apparaît parmi les remplaçants potentiels de Vladimir Poutine. Meduza dit justement avoir obtenu des informations selon lesquelles l’homme se préparerait bien à lancer un mouvement politique conservateur, nationaliste et anti-élite.

C’est que l’homme est monté en puissance ces derniers mois. Il est en tout cas sorti de l’ombre. Mi-septembre, on le voit dans une vidéo recruter des prisonniers pour les envoyer en Ukraine.

Ukraine : Prisonniers recrutés par le groupe Wagner (16/09/2022)

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Fin septembre, le canal VKontakt de sa société publie un communiqué dans lequel il écrit : "[…] J’ai nettoyé les vieilles armes moi-même, j’ai trié les gilets pare-balles moi-même et j’ai trouvé des experts qui pouvaient m’aider à le faire. C’est à partir de ce moment-là, le 1er mai 2014, qu’est né un groupe de patriotes, qui a ensuite acquis le nom de groupe tactique de bataillon Wagner."

C’était un secret de polichinelle mais c’est la première fois qu’il reconnaît publiquement être à l’origine du Groupe Wagner. Un groupe en fait fondé par Dmitri Outkine (dont le nom de guerre est Wagner, en référence à son penchant pour le nazisme), et dont Prigojine est le financier.

Il va aussi admettre son ingérence dans les élections américaines, et inaugurer un centre flambant neuf à Saint-Pétersbourg : ça y est, il a pignon sur rue.

Le QG de PMC Wagner à Saint-Pétersbourg, inauguré le 4 novembre 2022. "La mission du Centre PMC Wagner est de fournir un environnement confortable pour générer de nouvelles idées afin d’améliorer la capacité de défense de la Russie", a déclaré Yevgeny Pri
Le QG de PMC Wagner à Saint-Pétersbourg, inauguré le 4 novembre 2022. "La mission du Centre PMC Wagner est de fournir un environnement confortable pour générer de nouvelles idées afin d’améliorer la capacité de défense de la Russie", a déclaré Yevgeny Pri © AFP or licensors

Une galaxie de sociétés

Quel lien entre ces mercenaires et les élections américaines ? Le groupe Wagner est en fait bien plus qu’une milice, c’est une galaxie de sociétés écrans, qui reposent sur trois piliers, analyse Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut français de géopolitique.

"Un, le mercenariat, la sécurité privée, développe-t-il, que ce soit de la formation, de la protection de certains sites ou des missions d’ordre plus politique comme assurer la protection de régimes instables à l’image de ce qu’ils font en République centrafricaine. Deux, le pilier qui permet la viabilité économique de l’ensemble, c’est l’exploitation et le pillage des ressources, que ce soit le diamant en Centrafrique, le pétrole en Syrie, l’or au Soudan etc. Trois, les opérations de désinformation.​​​​

Au service de ce troisième pilier, on retrouve un ensemble de médias (dont l’agence de presse Ria Fan), et d’usines à trolls (dont les héritières de la fameuse Internet Research Agency qui est intervenue dans les élections américaines de 2016).

Un "entrepreneur d’influence"

Evgueni Prigojine est ce que Kevin Limonier appelle un "entrepreneur d’influence". Il accompagne le retour géopolitique de la Russie dans certaines zones du monde (comme en Afrique) pour faire fructifier un capital qui peut-être à la fois économique (exploitation de ressources, vente de service de sécurité), politique (la protection du régime centrafricain, par exemple), et symbolique (gagner une réputation d’homme fort, une aura, une influence).

En Ukraine, pour le moment, on ne voit pas encore bien quel intérêt économique il pourra tirer (il pourrait essayer de mettre la main sur certaines industries, mais il est trop tôt pour le dire), mais il y gagne certainement en capital symbolique : en fournissant des troupes supplémentaires à l’armée russe en difficulté, il apparaît comme l’homme fort, indispensable, sur lequel on peut compter.

Bad guy

D’où, probablement, son actuel goût pour les projecteurs : en sortant du bois au moment où il est indispensable, il fortifie ses positions. Cela participe aussi d’une opération marketing destinée à inspirer la peur, estime Kevin Limonier : "Il apparaît comme le bad guy du régime de Poutine. Poutine a besoin de gens qui font peur à la population. Avec Kadyrov, il remplit ce rôle-là. Cela peut toujours servir, si demain il y a des contestations sérieuses contre la guerre."

Poutine a besoin de gens qui font peur à la population.

Prigojine, comme Kadyrov, se sont montrés très critiques par rapport au commandement de l’armée russe, au ministère de la Défense. "Mais il connaît la ligne rouge, commente Nina Bachkatov, politologue à l’Uliège, spécialiste de la Russie et de l’Eurasie. Il ne critique pas directement Poutine. Selon moi, il y a une entente tacite entre ce que l’un tolère et ce que l’autre peut faire. Pour Poutine, laisser Prigojine et l’armée s’envoyer des insultes peut être un moyen d’apparaître au-dessus de la mêlée. On peut voir ça comme une manière cynique de gérer les défaites militaires et les tensions que ça entraîne. Cela peut aussi servir de soupape aux critiques."

Il connaît la ligne rouge. Il ne critique pas directement Poutine.

"Parasite symbiotique"

Pas de quoi laisser penser que Prigojine pourrait supplanter son chef, donc. "Il n’a pas d’avenir politique en dehors du système parce qu’il en est un produit, explique Kevin Limonier. C’est une sorte de ‘parasite symbiotique’ du système Poutine, ces parasites qui sont dans nos intestins : sans eux, nous mourrons, sans nous, ils meurent."

Il n’a pas d’avenir politique en dehors du système parce qu’il en est un produit

Les deux hommes se connaissent de longue date et ont appris à servir leurs intérêts mutuels. En 1990, Evgueni Prigojine sort de prison après 9 ans passés derrière les barreaux. C’est un voyou, impliqué dans des vols, des cambriolages, de la prostitution. Après sa sortie, il se lance dans la restauration. D’abord dans le fast food, il monte ensuite en gamme, gère des restaurants de luxe, à Saint-Petersbourg, que fréquente Vladimir Poutine, alors adjoint du maire.

Après l’élection de présidentielle de 2000, qui propulse l’actuel président au pouvoir, celui que l’on surnommera "le cuisinier de Poutine", obtiendra une série de contrats publics lucratifs. Sa société "Concord Catering" alimentera les cantines de la Défense et des écoles publiques.

Ukraine, Syrie, Libye, Centrafrique…

En 2014, il lance le groupe Wagner, ses mercenaires opèrent alors dans le Donbass. Des "patriotes" raconte Evgueni Prigojine qui poursuit : “Leur courage et leur bravoure ont rendu possible la libération de l’aéroport de Luhansk et de nombreux autres territoires, et ont radicalement changé le destin de la LNR et de la DNR (les républiques autoproclamées de Louhansk et de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, ndlr)”.

Ils opéreront ensuite en Syrie, en Libye, en Centrafrique, au Soudan ou encore au Mali. L’avantage pour Poutine : les intérêts russes sont défendus (notamment en attisant le ressentiment des Africains envers les Occidentaux), sans qu’ils ne doivent assumer une présence officielle dans ces pays, ni les nombreuses exactions commises par les mercenaires (viols, vols, assassinats, de journalistes notamment).

"Fantasme"

Evgueni Prigojine aurait-il à présent des projets politiques au sein de la Fédération de Russie, comme l’affirme le média russe indépendant Meduza ? "Du pur fantasme", s’exclame Nina Bachkatov. Ce ne serait pas sa première tentative. En 2020, il avait déjà essayé de prendre le contrôle du parti nationaliste Rodina, mais cela s’était soldé par un échec.

Kevin Limonier est également sceptique, mais il nuance : "En Russie, il y a deux types d’opposition. L’opposition systémique, et l’opposition hors système représentée par Navalny ou Khodorkovski. Il pourrait être un énième représentant de l’opposition systémique. On peut imaginer une ambition purement opportuniste, destinée à influer sur les normes en vigueur, via une présence à la Douma. Mais, selon moi, il n’a pas de plan politique, idéologique."

La guerre en Ukraine l’a certes propulsé sur l’avant-scène, et aidé à asseoir son pouvoir, mais selon le maître de conférences en étude slave, son poids politique, économique, et même son poids au sein du complexe sécuritaire russe est trop insignifiant pour qu’il puisse représenter une menace. "Pour l’instant."

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