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Le harcèlement moral tue : l'emprise et le suicide forcé reconnus en France

Le harcèlement moral tue : l'emprise et le suicide forcé reconnus en France

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Par Rosanne Mathot

C’est une énorme et salutaire avancée dans la lutte contre les violences faites aux femmes : les députés français viennent de reconnaître que l’emprise relève de la même cruauté que la violence physique au sein du couple. Par ailleurs, l’incrimination du suicide forcé comme circonstance aggravante du harcèlement moral sera passible de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende : une première, dans l’Union européenne.

"Mais pourquoi n’a-t-elle pas quitté son conjoint maltraitant ?!". Comme une accusation de lâcheté, une raillerie soulignant la bêtise, une incompréhension lourde de jugements, cette question infernale pèse sur toutes les femmes malmenées, violentées, violées, harcelées, insultées qui restent tétanisées au sein de leur couple, incapables de quitter leur conjoint.

Désormais, en adoptant en première lecture un texte de loi, les députés français apportent à cette question une réponse légale : celle de l’emprise qui se voit enfin reconnue.

Plus une femme restera avec son compagnon maltraitant, plus il lui sera compliqué, voire impossible de partir" (Yael Mellul, pénaliste)

"Les psychiatres s’accordent pour expliquer que l’emprise est une sorte de lavage de cerveau, fait de brimades, d’insultes, de dénigrement au quotidien", explique l’ancienne avocate pénaliste Yael Mellul, présidente de l’association "Femme et libre" qui a coécrit la proposition de loi à l’issue du Grenelle sur les violences conjugales qui s’est tenu, en France, en 2019. "L’emprise est un conditionnement qui détruit les capacités psychiques des victimes de violences psychologiques : c’est comme si le cerveau de la femme était colonisé. La victime perd la capacité de raisonner correctement et de trouver une solution adéquate à sa situation. Plus une femme restera avec un compagnon maltraitant, plus il lui sera compliqué , voire impossible de partir", conclut celle qui a été sacrée femme de l’année 2010, par le magazine Marie-Claire, après avoir introduit dans la loi française, le délit de harcèlement moral dans le couple, via l'article 222-32-1 du code pénal.

Un "terrorisme intime"

Non, les femmes ne sont ni masochistes par essence, ni lâches, ni stupides, ni volontairement passives. L’emprise est un type de syndrome de stress post traumatique, tout comme le SFB – le Syndrome des Femmes Battues – déjà reconnu dans le droit canadien, depuis 1990.

Il est possible de détruire quelqu’un juste avec des mots, des regards, des sous-entendus. Cela se nomme violence perverse ou harcèlement moral (Marie-France Hirigoyen, psychiatre)

La psychiatre et victimologue, Marie-France Hirigoyen - qui travaille depuis quarante ans sur les violences psychologiques et qui a participé au groupe de travail de Yael Mellul – ,insiste (notamment dans ses livres) sur le fait que l’emprise est le socle des violences psychologiques et physiques. L’objectif de l’emprise est de soumettre l’autre, de le piéger, de l’affaiblir. C’est toujours une question de pouvoir et de domination. Les agressions physiques n’arrivent pas comme ça, soudainement. Bien avant, il y a eu escalade. Et, pour ceux qui se trouvent en dehors du foyer, ce crescendo toxique est invisible et donc incompréhensible. 

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Le sociologue Michael P. Johnson, chercheur au Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF), situé à l’Université Laval et à l’Université de Montréal, parle, lui de "terrorisme intime". Ce terrorisme s’inscrit dans une dynamique cyclique où l’agresseur a recours à toute une panoplie de stratégies, alternant violence et et non violence, dans le but de désarçonner, de contrôler et de terroriser sa compagne, qui – chosifiée- n’y voit plus clair et se met à douter de ses propres capacités mentales. Cette stratégie inclut des agressions psychologiques, physiques et sexuelles ainsi que l’intimidation et les menaces. Les travaux de Johnson lui ont permis de conclure que les auteurs de cette violence sont majoritairement des hommes. Cela s’expliquerait par le fait que cette violence prend racine dans le patriarcat.

Le terrorisme intime s’inscrit dans une dynamique cyclique où l’agresseur a recours à toute une panoplie de stratégies, alternant violence et et non violence dans le but de désarçonner, de contrôler et de terroriser sa compagne (Michael P. Johnson, sociologue)

"Le harcèlement moral tue. Il fallait que la justice le reconnaisse enfin !" 

Ni langue de bois, ni mots feutrés pour la très déterminée spécialiste en droit de la famille, Yael Mellul, dynamisée par les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc , qui rappelle que, d’après le rapport du comité dexpert.e.s indépendant.e.s Psytel, ce ne serait pas 121 femmes qui seraient mortes en France en 2018 à cause de violence conjugales mais presque le triple : 338. Un chiffre effroyable qui prend en compte les 217 femmes qui se sont suicidées, pour échapper aux violences subies.  "Et encore, ce chiffre nous semble anecdotique", souligne la pénaliste.

Pour l’expert psychiatre près la cour d’appel de Montpellier, Jean-Claude Pénochet : "Le chaos engendre le chaos. La violence engendre la violence". De fait, parfois, les femmes maltraitées s’engagent elles-même dans un processus de violence dont l’issue ultime est le meurtre de leur tortionnaire ou leur propre suicide.

La proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale prévoit que l’incrimination du suicide forcé comme circonstance aggravante du harcèlement moral sera passible de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende, ce qui fait de la France un pays précurseur en Europe dans la lutte contre les violences conjugales. Le texte sera examiné par le Sénat, en mars.

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Quand la violence mène au suicide forcé

Selon l’enquête "Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et les hommes", réalisée en France métropolitaine en 2015, 100 % des femmes subissant des violences physiques ou sexuelles subissent aussi des violences psychologiques. Une réalité qui devait être reconnue par la justice.

Bertrand est fou. () Hier, j'ai failli y laisser une dent. Mon coude est complètement tuméfié et, malheureusement, un cartilage s'est même cassé. () Sil nest pas trop tard, je déménagerai dans un autre pays et je disparaîtrai simplement car je dois disparaître, Krisztina Rády, ex-femme de Bertrand Cantat

Yael Mellul est notamment connue pour avoir déposé deux plaintes contre Bertrand Cantat dans le cadre du suicide de lex-femme du chanteur, Krisztina Rády, qui illustre parfaitement pour l’ex avocate la notion de "suicide forcé". En 2009, la mère des enfants de lex chanteur de Noir Désir avait laissé un long message sur le répondeur de ses parents : "Bertrand est fou. () Hier, j'ai failli y laisser une dent. Mon coude est complètement tuméfié et, malheureusement, un cartilage s'est même cassé. () Sil nest pas trop tard, je déménagerai dans un autre pays et je disparaîtrai simplement car je dois disparaître". Krisztina Rády sest pendue en 2010.

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