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Le français ne s’appauvrit pas mais devient plus rationnel, selon la linguiste Anne-Catherine Simon

Le français ne s’appauvrit pas mais devient plus rationnel, selon la linguiste Anne-Catherine Simon. Image d’illustration.

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La Fédération Wallonie-Bruxelles fête la langue française cette semaine, principalement à Verviers (élue "Ville des Mots 2023") mais aussi dans toute une série de communes. Différentes activités seront ainsi organisées dans le cadre de La Langue française en fête, telles que des ateliers d’écritures, de poésie, des rencontres avec des poètes publics dans les bibliothèques ou bien des écrivains qui sont invités à venir partager leur passion avec le public. Il y aura aussi des scènes de slam ouvertes à tous, une très belle occasion de se pencher sur la beauté de notre langue, les différentes manières de l’utiliser ou tout simplement son évolution.

Des mots qui apparaissent, d’autres qui disparaissent

Dans certains domaines, la langue peut évoluer assez vite. Pour Anne-Catherine Simon, professeure de linguistique française à l’UCLouvain, "c’est le cas du lexique, du nombre de mots qui apparaissent chaque année, ou bien du sens de certains mots qui évolue". Parmi les mots apparus récemment, Anne-Catherine Simon cite l’adjectif "malaisant", les verbes "divulgâcher" ou "chiller".

"Tout ce qui concerne l’internet et les nouvelles technologies, poursuit-elle, ça produit sans cesse de nouveaux mots. Parfois c’est d’abord une marque, comme Instagram, mais ensuite on en fait un adjectif comme "instagrammable" ou un verbe comme "instagrammer".

La crise sanitaire a elle aussi fait évoluer la langue. Elle a amené de nouveaux mots tels que "Covid", et elle a modifié le sens de certains mots. "Confinement" par exemple, poursuit la linguiste, ça existait, mais ça n’avait pas du tout le sens que ça a pris pendant la crise, et cela n’avait pas non plus l’ampleur de la diffusion. Autre exemple : le mot "distanciation" dans "distanciation sociale", c’est aussi le sens qui évolue en fonction des réalités sociales désignées par ces mots".

Parmi les expressions qui se répandent dans le langage parlé, citons "de base", "en vrai", ou bien "du coup", tantôt pour marquer une relation de temps, tantôt pour exprimer une conséquence (en lieu et place de "donc"). Parfois ces expressions disparaissent, parfois elles restent ancrées dans le langage. Elles aident à enchaîner les énoncés, elles amènent une certaine fluidité et une forme de cohésion dans le discours.

Aujourd’hui beaucoup de noms de professions se féminisent, et entrent dans les dictionnaires. "Ainsi, par exemple, si l’on prend le mot "auteur", explique Anne-Catherine Simon, il existe deux formes féminines. Il y a "auteure" et le "e" marque le féminin et ne s’entend pas dans la prononciation. Et ensuite, l’on trouve aussi le mot "autrice" qui est en fait un mot ancien déjà utilisé au 16e et au 17e siècle, qui a été un peu en perte de vitesse et que l’on a revitalisé aujourd’hui pour désigner les femmes qui écrivent".

Les linguistes s’intéressent en premier lieu au sens

En matière de syntaxe – c’est-à-dire la manière de construire les phrases – les évolutions sont beaucoup plus lentes et beaucoup plus difficiles à percevoir et conscientiser. Ainsi, depuis plusieurs décennies, les linguistes constatent l’évolution de l’accord du participe passé employé avec le verbe "avoir".

"Normalement, explique Anne-Catherine Simon, quand on construit un participe passé avec le verbe avoir, on l’accorde avec le complément direct du verbe quand celui-ci précède. Et donc l’on va dire : "Les fleurs que j’ai offertes". Et ce que l’on entend majoritairement aujourd’hui, y compris dans des discours très formels, c’est : "Les fleurs que j’ai offert… à ma mère pour sa fête", par exemple. On n’accorde plus le participe passé, ou en tout cas de moins en moins. Et c’est probablement une évolution qui est irréversible."

Pour les linguistes, cela ne signifie par pour autant que la langue s’appauvrit. "Pour moi il s’agit d’une rationalisation, une régulation normale de la langue", souligne la professeure. Anne Dister, elle aussi linguiste (et professeure de linguistique à l’Université Saint-Louis à Bruxelles) ne dit pas autre chose : "ces règles (qui régissent l’accord du participe passé avec avoir, ndlr) sont des règles qui sont compliquées, peu maîtrisées, et ne plus accorder avec le verbe "avoir", cela rationnalise un système sans aucune perte d’information".

Et c’est bien là le principal souci des linguistes : que la langue puisse évoluer sans qu’il y ait perte de sens. "Garder des choses qui ont une fonction dans la langue, c’est essentiel évidemment, souligne Anne Dister. Concernant l’accord du participe avec avoir, des linguistes et des professeurs de français, réunis à Liège en 2016 dans un grand congrès, ont voté une résolution qui demande que ce ne soit plus considéré comme une faute de ne pas accorder le participe passé avec avoir. Et c’est une chose qui avait déjà été demandée par un ministre de l’enseignement en France au début du siècle dernier. Ce constat n’est donc pas nouveau".

Vers trop d’actualisation des dictionnaires ? Image d’illustration.
Vers trop d’actualisation des dictionnaires ? Image d’illustration. © Getty Images

Vers trop d’actualisation des dictionnaires ?

Chaque année le dictionnaire enregistre des nouveautés. Et chaque année, il est réédité. "J’ai calculé, sur les dix dernières années, explique la linguiste Anne-Catherine Simon, dans le dictionnaire Larousse, on a eu en moyenne une centaine de mots nouveaux, ainsi que de sens nouveaux et d’expressions nouvelles. Dans le Robert j’en ai compté environ cent trente".

Il y a par contre peu de mots qui sortent du dictionnaire (environ un ou deux par an). "Les auteurs de dictionnaires ont des stratagèmes pour arriver à ajouter du texte sans augmenter le nombre de pages. Parfois ils raccourcissent une définition ou ils suppriment un exemple pour faire de la place entre guillemets car c’est un vrai enjeu de faire de la place".

Actualisation des dictionnaires : interview Anne-Catherine Simon

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Pour Anne-Catherine Simon, on est allé un peu trop loin avec cette volonté chaque année de sortir une nouvelle édition d’un dictionnaire. Il y a une dimension marketing bien présente, "d’autant qu’il n’y a pas toujours une grande transparence de la part des éditeurs de dictionnaires en France, pour dire exactement ce qui a évolué dans leur dictionnaire. On entretient donc un petit ce mystère, qui pousse à acheter une édition tout à fait actualisée, presque comme si l’édition précédente n’était plus valable".

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