Le Festival Bruxelles Babel – le festival d’expressions artistiques pour jeunes Bruxellois de 12 à 21 ans fête ses trente ans en 2016. L’occasion de rencontrer Jacqueline Heyman, qui a eu l’idée de le créer en 1985, et l’artiste Ben Hamidou, ancien Babelien. L’union, fait la force.
Sylvia Botella : En 2016, Bruxelles Babel fête ses trente ans et s’expose au Parlement francophone. Pouvez-vous en quelques mots évoquer son histoire et ses singularités?
Jacqueline Heyman (J. H.) : J’étais dans la fonction publique et je travaillais dans le secteur de l’éducation permanente, en faveur de l’intégration des personnes immigrées. Mais j’avais le sentiment étrange de ne travailler qu’avec des personnes convaincues. D’où l’idée du Festival Bruxelles Babel.
Aux origines et à l’approche de l’an 2000, le Festival Bruxelles Babel souhaitait poser la question: "Bruxelles va-t-elle être Babel à l’an 2000?". Et travailler sur l’émotion. Car l’art suscite une émotion chez celui qui le pratique et celui qui le reçoit. Nous souhaitions rendre l’expression et l’expérience artistique accessibles aux jeunes. C’était un défi. Nous avions mobilisé toutes les ressources possibles et recherché les synergies les plus pertinentes entre les écoles, les institutions culturelles, les associations et les artistes. L’artiste Paolo Radoni a participé de manière active au projet. La première édition a eu lieu en 1986 à l’Atelier Sainte-Anne dirigé par Philippe Van Kessel. Il était important que les travaux soient présentés et vus dans des conditions professionnelles.
Au fil des années, nous avons affiné notre travail en prolongeant l’expérience au travers des stages avec des professionnels internationaux en France, au Royaume-Uni, etc. En multipliant les rencontres entre les jeunes, en amont du festival, pour créer davantage de liens et de cohésion. Nous avons été très attentifs à la qualité de l’apprentissage artistique, aussi. Il n’était pas question de demander aux jeunes de reproduire les pas de hip-hop qu’ils connaissaient - même si ce n’était pas interdit. Les stages étaient dirigés par des professionnels exigeants.
Puis, du fait de la création de Bruxelles-Capitale, nous avons connu de grands bouleversements, voire des restrictions au sein de la fonction publique - au niveau de ses cadres et exercices. Cela a bien failli mettre fin au Festival Bruxelles Babel. C’est pour cette raison que nous avons créé l’asbl Tremplins et trouvé des financements pour employer du personnel. Je fais partie du Conseil d’administration. À l’instar des autres administrateurs, je veille au respect de nos objectifs et actions.
Ben Hamidou, quel souvenir marquant gardez-vous de vos Babel Festival? Comment est-ce que ça a nourri vos parcours et pratique artistique?
Ben Hamidou (B. H.) : Jacqueline Heyman était visionnaire. Elle a fait ce que nous faisons, aujourd’hui, dans les quartiers. Autrement dit, aller du singulier à l’universel et sortir de la ghettoïsation quel que soit le milieu social auquel on appartient.
Lorsque j’ai rencontré Jacqueline Heyman, j’avais dix-neuf ans, j’étais inscrit dans une académie et je vivais à Molenbeek. J’appartenais aussi au CASI (centre d’action sociale italien), un mouvement de gauche où j’ai beaucoup appris grâce à Christian Vercruysse - qui a été à l’origine du Mouvement d’action interculturel Mosaïc. Le Festival Bruxelles Babel était une fenêtre sur le monde, j’y ai rencontré de nombreuses personnes, travaillé avec des professionnels d’horizons très différents et voyagé. Je me souviens notamment d’un stage en dramaturgie à Londres. Ça a été un voyage au sens propre comme au sens figuré. Lorsque nous sommes revenus à Bruxelles, nous n’étions plus les mêmes. Nous étions transformés. Ce qui est l’essence même du théâtre: pour qu’il y ait fiction, il faut qu’il y ait transformation.
On a le sentiment que Bruxelles Babel est une traduction de l’autre, une traduction de notre diversité, sociale et culturelle.
J. H. : Ce n’est pas tout à fait cela. J’avais l’intuition qu’amener des jeunes à travailler sur ce qu’ils étaient (quel que soit leur origine) avec des techniques professionnelles (improvisation, thème donné), leur ferait prendre conscience, qu’ils n’étaient pas si différents des autres jeunes. Qu’ils partageaient les mêmes rages, peurs et attentes. Le Festival Babel Babel a suscité beaucoup d’histoires d’amour magnifiques, souvent au grand dam des parents.
Après bien sûr, il persiste quelques différences. Et c’est heureux. Ainsi, le même discours peut être dit de multiples manières, avec des accents et au travers des corps extrêmement différents. Mais il y a un terreau commun. Et c’est ce que nous voulons donner à voir et à faire entendre.
La 31ème édition du Festival Bruxelles Babel, c’est une exposition et le temps fort Et le monde?, qui se déroulera les 6 et 7 mai prochains au Centre Culturel Jacques Franck.
J. H. : Bruxelles Babel a trente ans. Il était important de fêter son anniversaire en faisant un arrêt sur image à travers l’exposition Babel! Trente ans de création jeunesse!, sans prétention, basée sur la fragilité de notre action et ses traces. Cette année, le festival a lieu au Centre Culturel Jacques Franck à Saint-Gilles. Nous avions envie de nous replonger dans un tissu urbain plus vivant. La question posée aux cent cinquante jeunes qui y participent, est: "Et le monde?". Cela, afin de mieux comprendre comment ils se vivent, aujourd’hui, dans un espace qui est de plus en plus connecté et globalisé.
Fouad Laroui écrivait le 10 décembre 2015 dans le journal Libération : "Il faut réécrire l’histoire du XXe siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, "écrasés", humiliés, de ceux à qui on a fait des promesses vite oubliées, il faut intégrer tous ces récits dans un métarécit humaniste qui serait celui de tous les hommes, où chacun (même le vainqueur, surtout le vainqueur) reconnaîtrait ses fautes, où personne ne serait oublié et dans lequel chacun pourrait se reconnaître".
B. H. : Fouad Laroui soulève la question du devoir de mémoire et de "l’ici et maintenant" ; question à laquelle je suis profondément attaché. En dépit de mes origines et avant tout, je me sens bruxellois. J’ai deux enfants. Et lorsque je lis leurs cours d’histoire, je suis étonné. Ils parlent de nos ancêtres les Gaulois, de Charlemagne et du 11 septembre, mais jamais de la civilisation arabe, ni de ses grands auteurs tels que Tahar Ben Jelloun ou Driss Chraïbi, de tous ceux qui militent en faveur de l’émancipation de la femme et de la démocratie. À mon sens, c’est une forme d’amnésie volontaire. En 2004, nous - le Brocoli Théâtre - avons créé collectivement le spectacle Gembloux, à la recherche de l’armée oubliée sur les tirailleurs marocains engagés dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale. Il était important de les (ré)inscrire dans l’Histoire. Car les vrais héros ne sont pas ceux qui se font exploser, ce sont tous les héros anonymes de la société civile et de l’Histoire.
Aujourd’hui, je suis, à la fois pessimiste et optimiste. Nous sommes en état d’urgence. Et sur le terrain, notre arme est le verbe. Il est nécessaire d’agir vite car nous sommes face à une jeunesse déboussolée. Lorsqu’on est jeune, on est fragilisé, on est assailli par une multitude de questions. Souvent, rencontrer la bonne personne et trouver le bon projet suffit.
Les politiques veulent être élus. Ils ont des programmes et des slogans mais rares sont ceux qui ont une vision sur le long terme. Heureusement, il y a des personnes comme Jacqueline Heyman qui résistent encore. Que faisons-nous concrètement en termes de prévention? La culture est cruciale, elle permet de lutter contre l’ignorance. Il est nécessaire que les artistes aillent dans les écoles et accomplissent un travail sur le long terme. Bien sûr, il est plus facile de mettre cinquante gamins sur un terrain de mini foot et d’en voir immédiatement les résultats. Mais ils ne vont pas jouer au mini foot jusqu’à l’âge de soixante ans.
Il faut financer la culture et l’éducation. Il faut apprendre aux jeunes à faire une introspection. Beaucoup de politiques n’aiment pas cela, sauf lorsque la situation est grave. Il y a trop de one shots. Heureusement, certains artistes et compagnies - le Brocoli Théâtre et Sam Touzani pour ne citer qu’eux - font un travail de terrain sur le long terme. Mais nous ne sommes pas suffisamment nombreux. Nous sommes des citoyens, nous pouvons faire pression sur les politiques. Il est de notre devoir d’être offensif. Surtout si on est un artiste. Comme le disait Jouvet, pour qu’il y ait théâtre, il faut qu’il y ait provocation. Sans être manichéen, ce qui arrive aujourd’hui, est la conséquence de nos politiques: le communautarisme, le saupoudrage, etc. C’est regrettable.
Dans le même temps, je suis optimiste. Je rappelle toujours aux jeunes que je rencontre qu’ils doivent penser à tous ceux qui ne partiront jamais. Nous devons cesser d’être paternalistes. Il y a quatre ans, j’ai mis en scène la pièce Les enfants d’Edouard Bond avec des jeunes des quartiers. Beaucoup de politiques et d’animateurs m’ont demandé: "Est-ce qu’ils vont comprendre? Est-ce que tu ne prendrais pas quelque chose de plus maghrébin?!". Je m’interroge. À mon sens, le plus important, c’est le traitement qui est fait de l’Histoire.
Aujourd’hui, Bruxelles et sa communauté humaine est meurtrie dans sa chair, dans ses idées. Comment les arts et la culture peuvent être le lieu où se joue notre rapport à la cité, à la question démocratique et qu’ils puissent nous permettre de réparer les espaces blessés ?
J. H. : C’est uniquement à travers l’être humain qu’on peut y parvenir. Il est nécessaire de réfléchir sur la société dans son entiéreté et ses différentes strates. Il est important que les programmes scolaires parlent de toutes les communautés dont les Belges sont issus. Il faut agir prudemment et avec détermination, et mettre en dialogue tous les acteurs sociaux: politiques, corps professoral, tissu associatif, institutions, etc. Le monde a changé. Bruxelles, aussi.
J’éprouve parfois un sentiment d’impuissance face au repli. Aujourd’hui, certains Wallons rêvent d’avoir un ministère wallon. Il est de plus en plus compliqué d’envisager une politique globale. Tout le monde s’accroche à son petit pouvoir. Néanmoins, même s’il est impossible de changer la société, il est possible de s’opposer à ses parents et de leur dire : "Je ne pense pas comme eux". Ceci n’implique pas qu’on ne les aime plus. Je sens une telle chape de plomb sur la jeunesse.
B. H. : Ce qui peut sauver la société, c’est la mixité. Nous ne sommes pas nos parents. Comme le disent certains philosophes, il faut pouvoir trahir pour pouvoir grandir. J’explique souvent aux jeunes qu’ils peuvent exprimer leur différence et dire: non! Tout ce que nous accomplissons, est encore insuffisant. Ce sont des gouttes d’eau. Qu’elles deviennent des torrents, des rivières, des Tsunamis…
En complément : à Baya Ben Chibani, Omaïma Adaoudi, Soukaïma Benthami, Maya Ben Chibani et Éva Vancompernolle, élèves à l’Athénée Fernand Blum et qui ont participé à l’édition 2015 du festival, nous avons posé la question: lorsque vous rêvez, à quoi rêvez-vous? Toutes ont répondu en substance qu’elles rêvaient d’un monde meilleur, ouvert à l’autre, aux voyages et nouvelles cultures. Aujourd’hui, le Festival Bruxelles Babel a trente ans. En 1986, c’était un défi. En 2016, ça l’est encore. Réfléchissons-y ensemble.
Entretien réalisé par Sylvia Botella le 21 avril 2016 à Bruxelles
Exposition Babel, trente ans de création jeunesse! au Parlement francophone bruxellois du 14 au 29 avril 2016. Et le Festival Bruxelles Babel Et le monde?, les 6 et 7 mai 2016 au Centre Culturel Jacques Franck à Saint-Gilles.