Un jour dans l'histoire

Le corbeau, de la vénération à l’anathème

S’il a été célébré par les mythologies antiques et vénéré par les peuples du Nord, le corbeau ne sera pas en odeur de sainteté auprès des chrétiens, qui en feront un impie, une créature du diable. Réhabilitation grâce à Michel Pastoureau !

Michel Pastoureau est l’auteur de l'ouvrage Le corbeau – Une histoire naturelle, paru chez Seuil.

► Cet article de février 2022 a été mis à jour dans le cadre de la rediffusion de l'entretien dans Un Jour dans l'Histoire, sur La Première.

 

Parmi l’ours, le sanglier, le renard, l’aigle, l’âne, le porc, le loup ou le taureau, le corbeau fait partie de la douzaine d’animaux qui joue un rôle de premier plan dans l’histoire culturelle européenne. Les trois vedettes de ce bestiaire européen étant incontestablement l’ours, le loup et le corbeau.

Les critères de choix viennent de très, très loin. Ce bestiaire se forme au néolithique ou dans la haute Antiquité. On en trouve trace dans les mythes, les légendes, la toponymie, l’anthroponymie, la superstition, les proverbes…

Oiseau noir, célébré par toutes les mythologies, le corbeau européen ne cesse de se dévaloriser au fil des siècles. Si l’Antiquité gréco-romaine loue sa sagesse, son intelligence, sa mémoire, le christianisme médiéval à sa suite le rejette violemment : c’est un oiseau impie qui occupe une place de choix dans le bestiaire du Diable, symbolisant l’incarnation du démon et de toutes les forces du mal. ​​​​​​​

À l’époque moderne, la symbolique du corbeau continue de se dévaloriser, comme l’attestent les fables, les proverbes, les faits de langue et de lexique. Il reste un animal au cri lugubre, un oiseau noir de mauvais augure et devient même, dans un sens figuré, un dénonciateur, un auteur de lettres anonymes. On en a peur car il a partie liée avec l’hiver, la désolation et la mort.

De nos jours, cependant, le corbeau semble prendre sa revanche : les enquêtes les plus récentes sur l’intelligence animale montrent que non seulement il est le plus sagace de tous les oiseaux mais qu’il est probablement aussi le plus intelligent de tous.

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© Pixabay

Le corbeau dans l’Antiquité

Le corbeau est l’oiseau solaire par excellence, messager des dieux, guide des âmes dans les ténèbres. Certains peuples lui vouent un culte : il est primordial dans les mythologies celte, slave et chez les Germains.

Chez les Grecs, il est quelque peu ambivalent, mais plutôt pris en bonne part qu’en mauvaise part. Il est l’attribut d’un certain nombre de divinités, dont Apollon qui le charge de surveiller la fidélité de la belle Coronis, une mortelle. En raison de ses mauvais services, il va punir le corbeau qui était un oiseau blanc en en faisant un oiseau noir.

Ce passage des plumes blanches aux plumes noires se rencontre dans différentes cultures, pour le corbeau comme pour d’autres oiseaux.

Les Celtes lui réservent un rôle de premier plan, par exemple dans la fondation de certaines villes, à partir de sanctuaires dédiés au dieu Lug. C’est le cas de Lyon, ou Lugdunum, fondée au 1er siècle avant notre ère comme colonie romaine, mais qui était auparavant un lieu de culte, la colline de Fourvière ou colline aux corbeaux. La légende dit que ce sont les corbeaux qui ont indiqué l’endroit où il fallait construire la ville.

Londres est un autre lieu dédié à ces oiseaux, dont les héritiers indirects sont probablement les fameux corbeaux de la Tour de Londres.

Chez les Celtes d’Irlande, les corbeaux ou corneilles sont souvent associés aux batailles ; ce sont les attributs des déesses de la guerre. Ils attendent la fin des combats pour dévorer les cadavres.

C’est un topos que l’on retrouve tout au long de l’histoire de cet oiseau : il mange des cadavres, il est mortifère, il est charognard et son mets préféré passe pour être la cervelle.

 

Les messagers des dieux

Les corbeaux remplissent aussi une mission confiée par les dieux : guider les âmes des défunts vers l’autre monde. S’ils se posent sur l’épaule droite du défunt, ils l’envoient au paradis. Sur l’épaule gauche, ce sera l’enfer.

Passant pour être extrêmement intelligents, dotés d’une mémoire remarquable, ils parcourent le monde pour les dieux, ils savent tout, ils voient tout, ils devinent tout. On peut tirer des présages de leur vol, de leur comportement, de l’endroit où ils se posent.

Les Romains ne vouent pas véritablement un culte aux corbeaux mais ils admirent son intelligence, sa mémoire, ses dons de prophétie. Ils pensent que les corbeaux savent apprendre le langage des hommes et imiter les bruits ou la voix humaine. Pline les considère comme les plus intelligents de tous les animaux.

C’est probablement l’être vivant qui connaît le mieux l’être humain, parce qu’il est toujours dans son voisinage à observer et à adapter son comportement à celui des hommes et des femmes qui l’entourent.

Le rejet par le christianisme

A partir du 7e siècle, finie la bienveillance. L’Occident va considérer l’oiseau comme une créature impie et mortifère. Quelle est l’origine de ce revirement ?

Dans l’histoire du déluge, il y a, dans l’arche de Noé, un couple de corbeaux, comme de chaque espèce animale. Noé va lâcher un corbeau, chargé d’observer la décrue des eaux, mais, au lieu de rapporter la bonne nouvelle, l’oiseau s’attarde à manger des cadavres. Noé est obligé d’envoyer alors une colombe, qui va rapporter la bonne nouvelle ainsi qu’un rameau d’olivier.

D’où l’opposition entre le corbeau et la colombe, entre l’oiseau noir et l’oiseau blanc, et, pour les valeurs chrétiennes, le discrédit de ce corbeau, explique Michel Pastoureau.

Entre le 8e et le 12e siècle, on va mener une véritable guerre contre le corbeau, trop valorisé par les cultes païens dans l’Europe du Nord et germanique. Sa couleur noire renvoie au diable, à l’enfer, au gouffre infernal, au péché. On parle d’un véritable massacre.

On va aussi tourner en ridicule les animaux trop valorisés par le paganisme. L’ours deviendra une bête de cirque, le corbeau sera moqué par la fable ou le roman de Renart.

Des siècles de rejet

Du 12e au 14e siècle, les bestiaires sont des ouvrages de zoologie très en vogue. Ils décrivent les propriétés des animaux pour en tirer un enseignement religieux ou moral. Voleur, glouton, vorace, orgueilleux, hypocrite, haineux envers les autres oiseaux et animaux, le corbeau est montré comme porteur d’innombrables tares.

Les bestiaires reprennent souvent les discours de Saint Augustin, qui lui voue une véritable haine et qui l’accuse de procrastination, par son cri Cras, Cras, qui veut dire, en latin, demain. Or, remettre sa confession au lendemain est un grand péché…

Dans les années 1770, L’histoire naturelle de Buffon va donner le coup de grâce au corbeau, et cela perdurera, par la voie des rééditions et autres manuels scolaires, jusqu’au début du 20e siècle.

Le corbeau réhabilité

Au 19e siècle, les romantiques, Baudelaire, Nerval, Poe… sont très séduits par le corbeau. Ils vouent un culte à la couleur noire et le corbeau en devient l’emblème. Associé à la nuit - alors que ce n’est pas du tout un animal nocturne -, aux cimetières, au sabbat, à la mort, à la sorcellerie, à la divination, il participe à l’engouement autour des sciences occultes et de l’ésotérisme.

Plus tard, le cinéma s’emparera de son image, avec Les Corbeaux d’Hitchcock, en 1963, ou Le Corbeau, d’Henri-Georges Clouzot, en 1943, qui entérine l’association entre délateur et corbeau.

Ce sens figuré existait dès le 14e siècle, dans les traités de vénerie, qui mentionnaient le vol du corbeau qui suit le parcours du renard, le 'dénonçant' par la même occasion.

Aujourd’hui, la guerre faite aux corvidés reste d’actualité dans bien des campagnes mais le corbeau prend sa revanche sur le terrain de l’éthologie et de l’intelligence animale. On le situe parfois au niveau des grands singes et même au-delà. C’est effectivement le plus intelligent de tous les oiseaux et parfois même, comme le disait Pline, de tous les animaux. La densité de ses neurones explique son immense mémoire, sa capacité de déduction, de création, et même d’humour, souligne Michel Pastoureau !

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