Laurence Vielle nous lit Dans la jungle décalé (2018) de Pierre Guéry.
Biographie de Pierre Guéry
Pierre Guéry est un poète et performeur né en 1965. Il étudie la musique instrumentale, l'art dramatique et la danse contemporaine. Diplômé en lettre et en phonétique appliquée à la didactique des langues, il enseigne la littérature comparée, entre la France et la Grèce pour finir par vivre à Marseille.
Pluridisciplinaire, il collabore avec des artistes de tous horizons sur des thèmes récurrents : enfermements dans le rêve, santé mentale, incarcération, deuils. Ses thèmes sont abordés avec une recherche du phrasé qui lui est propre, usant certaines du cri mais aussi le geste comme vaisseau d'une émotion.
L'auteur a été invité de nombreux festivals internationaux, anime des ateliers d'écritures et met en scène depuis 2008 au Théâtre de la Cité à Marseille des spectacles et performances fruits d'une ébullition avec des amateurs. Pierre Guéry a également près d'une dizaine de publications, notamment de disques de poésie, aux Editions Maleström ou encore aux Editions Plaine Page.
Dans la jungle décalé de Pierre Guéry, lu par Laurence Vielle :
Considérant l’exil
l’air brûlant
les vents de sable
l’eau glacée et
les montagnes enneigées
considérant les heures
les jours les mois
les années parfois
à pied
en autocar
à pied
en train
à pied
en camion
à pied
en jeep
à pied
en canot
à pied
à la nage
à pied
à pied
à pied
imaginez qu’enfin vous
parvenez dans la zone
dans la zone appelée jungle
considérant le parcours
– on n’ose pas dire voyage –
considérant
donc
le parcours et
ses traces
son temps
ses vides
ses tensions
ses frontières
ses lisières
ses barrières
ses interdits
ses impossibles
ses noyades
ses seuils
ses passages
ses ruptures
ses césures
ses coutures
ses pertes
imaginez qu’enfin vous
parvenez dans la zone
dans la zone appelée jungle
considérant les solutions abstraites
de logement
d’hébergement
de placement
de déplacement
de replacement
considérant la prise en charge
le ballotage de centre anonyme
en centre anonyme
de bureaux sanitaires en
locaux délétères
considérant les liens déjà défaits
les liens en train de l’être
considérant ces liens tranchés
considérant les nœuds que
cela créé dans les gorges
considérant les trous que
cela fait à notre dignité
imaginez
imaginez qu’enfin vous
parvenez dans la zone
dans la zone appelée jungle
considérant que cette jungle
est un point de convergence
un point d’arrivée et de
départ espéré pour des
milliers de femmes
d’hommes et d’enfants fuyant
la guerre
la famine
la répression et
les plus viles persécutions
considérant que cette jungle
est la croisée de cultures et
d’ethnies amassées
le point de chute
d’identités variées
considérant que l’accueil et
le respect ne sont pas ce
qu’ils devraient
imaginez
imaginez que vous deviez
vous y installer
considérant qu’habiter
signifie s’abriter
faire du feu
faire du thé
du café
cuisiner
manger
partager
se laver
se raser
s’habiller
se faire belle
recevoir
s’isoler
dormir
rêver
se reposer
se retrouver et
offrir l’hospitalité
considérant qu’habiter
c’est aussi lire
apprendre
se distraire
prier et jardiner
considérant qu’habiter
c’est construire
élaborer
penser l’espace
le bricoler
l’apprêter
l’assembler
l’articuler
le dessiner
l’aménager
le décorer
l’arranger
le réparer
le nettoyer
le ranger
imaginez
imaginez qu’enfin vous
y êtes arrivé
que vous vous y installez
imaginez qu’avec de la tôle
du tissu
du plastique
des bâches
du bois mort
des pneus
des barres de fer
du sable
des cailloux
des clous rouillés
de la boue
de l’herbe
des bouts de cuir
imaginez qu’avec tout ça
vous avez pu construire
vous avez pu construire
quelque chose qui ressemble à
un lieu où il est à peu près
possible d’habiter
considérant que vous y habitez
que vous habitez cette jungle
considérant que vous vivez
à six ou huit dans une cabane
de quelques mètres carrés
considérant que l’eau potable
est drastiquement rationnée
considérant que la région est
pluvieuse
considérant qu’à chaque pluie
les sanitaires sont saturés
les tentes et les cabanes infiltrées
vos habits tout trempés
vos nourritures inondées
imaginez que malgré tout
contre vents et marées
vous parvenez à trouver
une façon d’habiter
d’habiter avec les autres
de vous lier à eux
et au-delà des différences
de vous enchevêtrer
de vous superposer
sans toutefois vous opposer
imaginez que vous cohabitez
imaginez que cela dure
dans la fraternité
la solidarité
considérant que cette jungle est
pour la commune qui l’abrite
un désastre
considérant que c’est ainsi
qu’elle la considère
considérant qu’elle est littéralement
obsédée par ce désastre
ce prétendu désastre
considérant que cette commune
mais aussi toutes les autorités
considèrent que vivre là
est une chose intolérable
considérant que ces autorités
ont une peur panique de ce lieu
considérant que ces autorités
ne tolèrent pas cette nouvelle urbanité
parce qu’elles la trouvent
dissidente
inventive
expressive
considérant par ailleurs que
les médias font écran et
ne témoignent nullement du
soin que vous portez à
votre habitation
à celle de vos voisins et
à toutes les habitations
en équilibre fragile
à tous les nids que vous
avez bâtis
considérant que de ce fait
le monde entier n’a strictement
aucune idée précise de ce lieu
de son humanité
considérant que de ce fait
vous semblez être des sauvages
des bêtes féroces
des animaux immondes
imaginez
imaginez qu’un jour
toutes ces autorités
décident de tout détruire
imaginez alors que des hordes
d’hommes brutaux et casqués
viennent déchirer vos tentes
briser vos caravanes
couper l’arrivée d’eau
éventrer vos coussins
lacérer vos vêtements
broyer votre vaisselle
gazer vos provisions
confisquer vos papiers
harceler vos enfants
imaginez cette barbarie
cet acharnement
cet écrasement de tout ce que
vous aviez édifié pour
survivre dignement
imaginez que revenir
en arrière est impossible
à pied
imaginez que partir
est impossible aussi
à pied
imaginez que devant vous
tout est détruit
à vos pieds
imaginez
simplement imaginez
imaginez que si vous aviez
à vivre cela vraiment
et non seulement en
imagination
vous vous sentiriez
un peu con
sidéré
et déconsidéré
non ?