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L’assassinat de l’humoriste Khasha Zwan par les talibans, un avant-goût de répression ?

© Capture d’écran de la vidéo

Par Lavinia Rotili

La vidéo a fait le tour de la toile, non sans susciter un certain émoi. Fin juillet, Fazal Mohammad, mieux connu par ses fans sous le nom de "Khasha Zwan", était assassiné par les talibans. Assassiné pour ses prétendus liens avec les forces de sécurité, Khasha Zwan était un humoriste, une star de Tik Tok et… Très critique à l’égard des talibans.

Les faits ont rapidement pris de l’ampleur : certaines vidéos sur la Toile montrent l’homme frappé par des insurgés, d’autres donnent à voir son cadavre. Selon la presse locale, l’humoriste a été extrait de force de chez lui durant l’Aïd el Adha, la fête musulmane du sacrifice, par des talibans armés.

Dans les vidéos que nous avons visionnées, l’homme se trouve à l’arrière d’une voiture, visiblement avec les mains liées derrière le dos. Il reçoit des claques par l’un des deux talibans assis à côté de lui.


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Or, ce n’est que dans un deuxième temps que les talibans ont reconnu le meurtre. "C’était un policier en activité, responsable de la mort de nombreuses personnes, a expliqué un porte-parole des talibans, Zabihullah Mujahid, à l’AFP. Ce n’était pas un comédien, il s’est battu contre nous au cours de plusieurs batailles".

Comédien ou combattant des forces de sécurité ?

Sur ce point, les versions divergent. L’AFP affirme que dans la province méridionale afghane de Kandahar, berceau du mouvement taliban, Khasha Zwan était davantage connu pour ses sketchs que pour son activité de policier. Comme le rapportent nos confrères de France Inter, sa femme a absolument nié son engagement avec les forces de sécurité, admettant toutefois que Khasha s’était bel et bien produit devant les forces de sécurité dans le cadre de spectacles. L’un de ses collègues, Sailab, un officier de la police de Kandahar affecté avec lui sur un point de contrôle, a également affirmé à l’AFP que l’homme n’avait jamais participé à des combats.

Ce qui est certain, en revanche, c’est que Khasha Zwan n’appréciait pas trop les talibans. Dans une vidéo de fin juillet relayée sur Youtube et analysée par France Inter, on le voit fumer un joint et se moquer des talibans. Il aurait même attaqué, bien que de façon moins directe, le mollah Omar, leader historique des talibans. De quoi craindre que les représailles visaient davantage l’humoriste que le policier…


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Faut-il craindre pour l’avenir de la liberté d’expression en Afghanistan ?

Les faits ont suscité l’émoi même au-delà des frontières afghanes, alimentant également les informations sur les exactions des dernières semaines que les talibans, pourtant, nient.

Exemple : le chargé d’affaires américain Ross Wilson s’est exprimé sur Twitter en condamnant les actes. Or, il faut s’en rappeler : les faits ont eu lieu avant l’arrivée au pouvoir des talibans dans la capitale afghane.

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Et pourtant, il ne s’agit pas d’une nouveauté : toute voix dissidente vit "dans une véritable inquiétude existentielle en ce moment de chaos, mais ce genre de répression est perpétrée par les talibans depuis des mois, voire des années", rappelle le politologue Nicolas Gosset, chercheur du Centre d’études de sécurité et de défense ainsi qu’attaché de recherche Centre d’études de la coopération internationale et du développement (CECID) de l’ULB.

Pour lui, nul doute que le meurtre soit lié davantage à la casquette d’humoriste que de policier de Khasha Zwan. "Ce genre d’acte montre d’ailleurs l’écart entre le discours des porte-parole des talibans et l’action de leurs hommes sur le terrain, où l’on assiste à une véritable épuration", commente encore le politologue.

Des mots peu rassurants, mais partagés par plusieurs experts. En effet, l’Ambassadeur honoraire de Belgique et Professeur à l’UCLouvain Raoul Delcorde, abonde dans le même sens.

"Je pense qu’on peut s’attendre à de telles répressions. Le projet des talibans est toujours celui d’instaurer un régime islamique dur basé sur l’application de la charia et le contrôle strict de la liberté d’expression. Certes, les hommes pourront probablement continuer certaines pratiques artistiques, mais ce sera très codifié".

Pourtant, les deux experts convergent aussi sur un autre aspect : bien que l’idéologie des talibans n’ait pas évolué, leur attitude sera sans doute différente par rapport à celle adoptée lorsqu’ils ont été au pouvoir entre 1996 et 2001.


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"Les talibans ont certainement évolué. Par exemple, vis-à-vis du respect des droits de la femme, nous n’allons sans doute pas assister à la même rigidité qui était pourtant de mise entre 1996 et 2001. Il n’en reste pas moins que dans une société qui avait évolué et où les femmes avaient pu obtenir toute une série de libertés, cela va être très difficile", explique Nicolas Gosset.

Une tolérance "de façade"

D’un autre côté, les talibans semblent également devoir se montrer plus accommodants, notamment pour des raisons économiques et géopolitiques. Nicolas Gosset et Raoul Delcorde vont dans le même sens : l’État afghan est au bord de la faillite et nécessite de financements étrangers afin de redresser le pays.


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C’est ce que Nicolas Gosset définit un "pragmatisme de gouvernement": "on l’a déjà constaté lorsqu’ils s’en sont pris aux Occidentaux demandant d’arrêter la fuite des cerveaux. Ils savent qu’ils ont besoin de personnel qualifié pour faire fonctionner l’état dans des conditions très difficiles".

A cela, il faut également ajouter l’héritage social et culturel de ces vingt dernières années : "La grosse différence par rapport à la fin des années 1990 est que dans certaines villes afghanes, comme Kaboul, par exemple, une classe moyenne est née. Elle a pris le goût de la liberté, elle a vécu une certaine expression artistique et ne va pas accepter de retourner dans un système aussi accablant. Je pense que les talibans devront prendre en compte une certaine résistance dans les villes", explique Raoul Delcorde.

En ce sens, Nicolas Gosset n’exclut pas un retour à certaines formes de clandestinité.


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Les deux experts ne se font pourtant pas d’illusions : c’est bien à un régime qu’il faut s’attendre, et, pour certains aspects, l’attitude des talibans risque bien d’être ambiguë.

"Ils vont sans doute édulcorer certaines postures générales", estime Nicolas Gosset : cela rejoint les constats sur les droits de la femme, notamment. "Toutefois, ils vont rester très restrictifs par rapport à certaines figures symboliques et qui représenteraient l’opposition au régime. Encore une fois, on en revient au cas emblématique des femmes : la posture générale sera globalement moins restrictive. Pour autant, il ne faut pas s’attendre à une ouverture par rapport à l’homosexualité, par exemple. Elle risque bel et bien d’être réprimandée par la peine de mort." détaille l’expert.

Pour lui, "on restera dans un état policier. Il ne faut pas s’attendre à voir émerger un pays islamo-libéral". De quoi faire craindre non seulement pour le sort du peuple afghan, mais aussi d’une répression plus sournoise et insidieuse.

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JT du 25/08/2021

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