Déclic

"La vie est injuste", une réflexion paternaliste qu’il faut nuancer par la philosophie de John Rawls

Le Déclic Philo de Maxime Lambrecht

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"La vie est injuste". Vous avez sûrement déjà entendu cette réponse en tentant de surmonter certaines difficultés. Opinion de Maxime Lambrecht, l’auteur de la chaîne de Philoxime sur Youtube dans Déclic. Il propose de se référer à la philosophie de John Rawls pour contrecarrer cette affirmation et de ne pas baisser les bras face au système social instauré.

Au Qatar plus de 6500 ouvriers morts pour préparer des stades climatisés pour une Coupe du monde climatiquement aberrante. Au Soudan 11 millions de personnes touchées par la famine. En Belgique, 25% du nombre grandissant de sans-abri sont des enfants, les personnes à mobilité réduite se battent dans l’indifférence générale tandis que seulement 4% des gares leur sont complètement accessibles, les 25% les plus aisés vivent entre 6 et 9 années de plus que les 25% les plus pauvres.

Vous connaissez sûrement cette situation où après avoir tenté de dénoncer une situation d’injustice, on vous répond d’un air paternaliste en vous posant la main sur l’épaule : "Mais, tu sais, la vie est injuste !" Doit-on s’y fier ?

Une observation découlant d’une logique néolibérale

Ce fatalisme est en tout cas l’argument avancé par l’économiste néolibéral Milton Friedman en 1979.

Il disait : "Que ce soit dans les bidonvilles de New Delhi ou le luxe de Las Vegas, il semble tout simplement injuste qu’il y ait des perdants. La vie est injuste – il n’y a rien d’équitable à ce qu’un homme naisse aveugle et qu’un autre naisse voyant. Il n’est pas juste qu’un homme naisse de parents riches et un autre de parents pauvres. Il n’est pas juste que Muhammad Ali soit né avec un talent qui lui permet de gagner des millions de dollars en une soirée". L’homme poursuit avec un exemple – bien sexiste – sur les magnifiques jambes de Marlène Dietrich.

En résumé, pour Milton Friedman, la vie est injuste, et l’on n’y peut rien. Ce qui serait encore plus injuste, dit-il, c’est d’empêcher Mohammed Ali de gagner l’argent que le public est prêt à payer pour le voir sur le ring, et tout cela au nom d’une 'idée abstraite de l’égalité'.

Or, si on accepte que "la vie est injuste, point", cela nous emmène assez loin dans la réflexion. Faudrait-il renoncer à réguler l’économie, et s’en remettre à la main invisible du marché, puisque de toute façon la vie est injuste ? Faudrait-il renoncer à dénoncer la persistance du système des castes en Inde, ou les immenses fortunes et privilèges issus de l’héritage chez nous, puisque de toute façon la vie est injuste ?

La théorie de la justice de John Rawls

Alors que peut-on répondre à cet argument ?

Pour Maxime Lambrecht, on pourrait s’inspirer de la réponse de John Rawls, auteur fondateur du courant philosophique qu’est 'l’égalitarisme libéral'. Dans son livre Une théorie de la justice, paru en 1971, il écrit : "Il faut rejeter l’affirmation selon laquelle la répartition des talents naturels et les contingences des circonstances sociales sont injustes, et que cette injustice doit inévitablement s’étendre aux arrangements humains". Parfois, et on pourrait dire souvent, cette réflexion sert d’excuse pour ignorer l’injustice.

Or dit Rawls, il est essentiel de distinguer les faits naturels des faits sociaux : "La répartition naturelle des talents n’est ni juste ni injuste. Il n’est pas non plus injuste que des personnes naissent dans une position sociale particulière. Ce sont simplement des faits naturels. Ce qui est juste ou injuste, c’est la façon dont les institutions traitent ces faits".

Traduction : pour Rawls, cela n’a aucun sens de dire "la vie est injuste" à propos de ce qu’il appelle la 'loterie naturelle', du fait que nous naissons inégaux : certains naissent riches, d’autres moins ; certains naissent en bonne santé, d’autre moins ; certains naissent avec des aptitudes leur permettant d’exceller sur le marché, d’autres naissent avec des aptitudes qui les mettent en situation de handicap pour la vie dans nos sociétés, etc. Ce sont simplement des faits.

Ce qui est juste ou injuste, c’est la façon dont la société traite ces faits : la façon dont les institutions protègent ou non, exposent ou non, les individus aux désavantages et vulnérabilités, issus de ces circonstances. À nos yeux, les sociétés aristocratiques ou de castes paraissent clairement injustes puisqu’elles accordent un rôle central aux circonstances arbitraires de la naissance dans la répartition des privilèges et avantages sociaux. Rawls dit que "la structure de base de ces sociétés incorpore l’arbitraire de la nature".

© FilippoBacci / Getty Images

Une réflexion qui s’est peaufinée

Mais pour Rawls, nos Etats Providence sont loin d’être au-dessus de toute critique, en ce qu’ils permettent "l’accumulation de larges inégalités [de revenus et] de richesse" notamment via l’héritage, permettant à certains de peser de manière démesurée sur le processus démocratique.

De même pour Rawls, l’idéal d’une société méritocratique dont certains rêvent, serait encore très loin de la justice, puisqu’il reviendrait, dit-il, à accorder "à chacun une chance égale de laisser les moins chanceux derrière soi, dans une quête personnelle pour l’influence et le positionnement social".

Et durant le reste de sa carrière, Rawls n’aura de cesse de raffiner et reformuler sa propre théorie de la justice, souvent mal comprise, et qui vise à articuler de manière cohérente les idéaux de liberté et d’égalité, tout en cherchant à compenser la part de l’arbitraire de cette 'loterie naturelle'.

En tout cas, à ceux qui vous disent la main sur l’épaule et l’air de celui-à-qui on la fait pas, que vos indignations ne servent à rien, parce que c’est comme ça, la vie est injuste, rappelez-leur, comme disait John Rawls, qu'"il n’y a aucune nécessité pour les hommes de se résigner [aux contingences de notre naissance]. Le système social n’est pas un ordre immuable échappant au contrôle de l’homme, mais [simplement] une configuration d’actions humaines".

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