Décrypte

La vidéo du Dalaï-Lama qui demande à un enfant de lui "sucer la langue" a-t-elle participé à la propagande chinoise sur Twitter ?

Déclic Décrypte avec Marie-Laure Mathot

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Par Marie-Laure Mathot

Depuis 2019, les tweets de la diplomatie chinoise à travers le monde sont quarante fois plus nombreux. Ils sont aussi de plus en plus fermes, catégoriques et véhéments. À ceux-ci s’ajoutent des comptes qui ne sont pas directement liés aux autorités mais qui propagent des messages qui répercutent les mêmes idées que celles véhiculées par l’État chinois.

L’un de ces comptes est devenu mondialement viral le 8 avril dernier avec une vidéo montrant le Dalaï-Lama demander à un enfant de lui "sucer la langue". La vidéo a été tournée plus d’un mois plus tôt, le 28 février, lors d’un événement à McLeod Ganj, en banlieue de Dharamsala, dans le nord de l’Inde, où le chef spirituel vit en exil depuis l’échec du soulèvement tibétain de 1951 contre le pouvoir chinois.

Outrée, une partie de la twittosphère accuse le chef spirituel bouddhiste de pédophilie. La communauté tibétaine se défend : la vidéo est hors contexte. Embrasser un enfant est une pratique courante dans la culture dont est issu le Dalaï-Lama, comme l’explique Carlo Luyckx, président de l’Union bouddhiste de Belgique dans notre journal télévisé du 10 avril 2023.

Dalaï-Lama : des excuses face à une polémique

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"Dans la culture tibétaine, il est courant de voir les grands-parents âgés non seulement embrasser les petits enfants, mais aussi leur donner un petit bonbon ou un morceau de nourriture de leur bouche, directement de bouche à bouche", explique l’Union bouddhiste dans un communiqué.

Cette pratique est très répandue

"Une fois que l’aîné a donné un baiser et un bonbon, comme il n’y a plus rien dans sa bouche, plus rien à donner, il dit la phrase 'OK, maintenant mange ma langue'. L’expression tibétaine est 'Che le sa'. Ils disent cela comme dans 'Je t’ai donné tout mon amour et les bonbons, alors c’est tout – il ne reste plus qu’à manger (ou sucer) ma langue'. C’est un jeu que les enfants connaissent. Cette pratique est très répandue dans la région de l’Amdo, dont le Dalaï-Lama est originaire." Et d’ajouter qu’il n’y a aucune connotation sexuelle à ce jeu.

La nouvelle forme de guerre qui utilise la manipulation de la communication

Dans ce même communiqué, l’Union bouddhiste s’interroge sur les intentions de la personne à l’origine du tweet qui a tant circulé. "L’extrait de la vidéo lâché sur les réseaux sociaux n’est qu’un exemple de la nouvelle forme de guerre qui utilise la manipulation de la communication […]" Et de souligner que le compte a été "fraîchement ouvert" en février 2023.

La polémique serait donc pilotée par les autorités chinoises ? "Tout à fait", répond Rigzin Genkhang, représentante du Dalaï-Lama en Europe, sur TV5 Monde. "Il n’y a eu aucune activité sur ce compte Twitter jusqu’au 8 avril." Vérification faite, c’est faux, il y a bien eu des publications avant cette date mais il est vrai de dire que le compte est assez neuf puisqu’il existe bien depuis février 2023.

Tweete sur la politique intérieure et étrangère chinoise

En effectuant une recherche via une archive de l’image de ce profil, il est possible de trouver un compte Twitter similaire, aujourd’hui suspendu. Il pourrait donc être probable que cette personne ait créé un nouveau compte suite à la suppression de son profil précédent. Quant à savoir si l’utilisateur propage les idées du Parti communiste chinois, il se décrit comme un "analyste financier quantitatif basé à Paris, diplômé en mathématiques à l’université de Paris PSL, tweete sur la politique intérieure et étrangère chinoise, opinions personnelles."

Pour en savoir plus, nous sommes entrés en contact avec lui via Twitter. Il nous a répondu en français, langue avec laquelle il tweete en plus de l’anglais. Il dit avoir publié cette vidéo "car une amie lui a envoyé", qu’"il n’y a aucune interférence de la part du gouvernement chinois comme certains Tibétains le prétendent" et qu’"il s’agit d’une action totalement isolée" de sa part.

Il nous envoie ensuite le tweet d’un autre compte francophone ayant partagé la vidéo un jour avant lui en indiquant qu’il n’est donc pas le premier à l’avoir partagée. Ce qui est vrai. Nous avons également trouvé trace de cette vidéo sur Twitter deux jours plus tôt. Mais "je suis le premier à avoir tweeté en anglais par contre", nous affirme-t-il. "Et donc je pense que c’est mon tweet qui a contribué à répandre la nouvelle dans le monde entier. Je publie beaucoup sur la Chine car je suis très intéressé par ce pays de par mon expérience personnelle." Il ne nous en dira pas plus.

La narration chinoise

Avec plus de sept millions de partages, des relais dans les journaux télévisés aux quatre coins de la planète et des excuses du Dalaï-Lama en personne, la controverse s’est en tout cas très bien propagée. Mais de là à dire qu’elle est orchestrée par les autorités chinoises, on ne peut pas l’affirmer pour Etienne Soula, analyste de recherche pour le German Marshall Fund, un groupe qui promeut le lien transatlantique, notamment avec un volet recherche qui travaille sur des intérêts communs que peuvent avoir les États-Unis et les Européens.

Son équipe de chercheurs et lui ont mis au point un outil qui monitore actuellement 169 comptes de diplomates chinois et 82 comptes de médias d’État chinois.

"Entre le 1er et le 27 avril 2023, les comptes chinois que nous monitorons ont publié une centaine de tweets mentionnant le leader tibétain. A titre de comparaison, ces mêmes comptes avaient publié plus de 4700 tweets mentionnant Nancy Pelosi en août 2022." Si l’ampleur n’est donc pas celle donnée à une thématique comme celle de Taïwan, elle a sans conteste participé à propager une histoire décrédibilisant le Dalaï-Lama.

"C’est un message qui correspond à la narration chinoise", réagit Thierry Kellner, maître de conférences à l’ULB et spécialiste de la politique chinoise. "Le Dalaï-Lama est considéré comme un séparatiste avec un discours antichinois. Il a été présenté naguère comme ‘un loup drapé dans une robe de moine’". Nuire à son image "correspondrait donc tout à fait à la propagande telle qu’on peut la recevoir depuis Pékin."

Les loups combattants

Deuxième élément d’analyse pour Thierry Kellner : l’utilisation de Twitter à des fins de propagande et de dissémination de la narration chinoise est relativement connue. "Ce qu’on a appelé les ‘loups combattants’ (ou loups guerriers, ndlr), ce sont des diplomates chinois ou le porte-parole du ministère des affaires étrangères qui tiennent des propos très assertifs voire très agressifs par rapport à toute critique que l’on peut émettre sur la Chine." Des messages dirigés vers le reste du monde sauf la Chine puisque le réseau social y est interdit.

En mai 2021, une enquête, longue de sept mois, menée par l’agence de presse Associated press et l’Oxford Internet Institute révélait déjà que 270 diplomates chinois dans 126 pays sont actifs sur Twitter et Facebook. Trois-quarts de ceux qui étaient actifs sur Twitter ne l’étaient pas deux ans plus tôt. Avec les médias d’État chinois, ils contrôlaient 449 comptes sur Twitter et Facebook, qui ont publié près de 950.000 messages entre juin 2020 et février 2021.

Quarante fois plus de tweets

Une tendance à la hausse observée et scrutée également par Etienne Soula. L’analyste de recherche a calculé que le nombre de tweets a été multiplié par 40 depuis 2019.

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Des manifestations à Hong Kong jusqu’à la guerre en Ukraine en passant par la crise sanitaire, Etienne Soula identifie trois grandes étapes dans la façon dont les diplomates et les médias d’État chinois interagissent en ligne et en particulier sur Twitter. "C’est vraiment leur plateforme de prédilection, celle où ils ont investi le plus où ils ont créé le plus de comptes."

"En 2019, on a commencé à voir beaucoup de diplomates chinois créer des comptes sur Twitter", explique-t-il. "Ils ont commencé à être plus actifs sur la plateforme et essayer de promouvoir des narratifs prochinois. En particulier en discréditant les manifestants à Hong Kong, en essayant de les faire passer pour plus violents qu’ils n’étaient, etc."

L’origine du Covid-19

Vient ensuite l’épidémie de Covid-19 en 2020. Tous les regards se tournent vers la Chine d’où serait originaire le virus. "La Chine se sent attaquée", continue l’analyste de recherche. "La diplomatie chinoise va vraiment essayer de contrer ce narratif en faisant feu de tout bois. Au départ, ils essaient de dire que le virus a démarré en Italie, puis en Espagne, puis aux États-Unis."

Et c’est là que le narratif se cristallise selon le chercheur, "avec cette histoire qui n’a aucun fondement, qui dit que le virus aurait été créé dans un laboratoire américain." Une désinformation détectable, selon Étienne Soula, au changement de discours en cours d’année. "Par exemple, l’ambassadeur de Chine aux États-Unis en 2020, Cui Tiankai, déclare au début de l’année que l’origine américaine du virus est une rumeur. Et petit à petit, courant 2020, on voit que cette théorie devient le discours officiel du gouvernement chinois. À ce moment-là, c’est un porte-parole très agressif au ministère des Affaires étrangères, Zhao Lijian. Il va être un peu le champion de ces théories du complot en rapport au Covid."

Pour rappel, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’origine du Covid-19 est encore inconnue à l’heure actuelle mais une des théories probables serait une zoonose, un virus transmis par un animal sauvage sur le marché de Wuhan, en Chine.

"C’est aussi à ce moment-là qu’apparaît l’expression de ‘loup guerrier’", contextualise Etienne Soula. "C’est l’idée que la Chine est un grand pays et donc elle doit avoir une diplomatie qui est plus agressive, qui doit toujours être sur la défensive et qui est prête à contrer les 'manipulations' occidentales."

C’est aussi à cette époque que l’agence de presse Associated Press publie son enquête. Elle y révèle que la montée en puissance de la Chine sur Twitter a été alimentée par "une armée de faux comptes qui ont retweeté des diplomates chinois et des médias d’État des dizaines de milliers de fois, amplifiant secrètement la propagande qui peut atteindre des centaines de millions de personnes – souvent, sans révéler le fait que le contenu est parrainé par le gouvernement."

Neutralité sur la guerre en Ukraine

Enfin, dernier épisode identifié par Etienne Soula : la guerre en Ukraine. Si la Chine affiche une position officiellement neutre par rapport au conflit, Etienne Soula analyse les discours propagés sur la twittosphère comme allant dans le sens d’une "neutralité pro russe". "Sous prétexte d’être neutre, elle va renvoyer dos à dos l’agresseur et l’agressé en disant qu’il faut bien respecter les intérêts de sécurité des deux pays."

Pour le chercheur, une quatrième étape pourrait être en train de se dessiner : celle d’un adoucissement dans le discours. "Cette diplomatie très agressive de la Chine a été contre-productive en Europe. Jusque-là, la Chine avait gardé une image plutôt neutre mais les discours sur le Covid et la guerre en Ukraine remettent en question le positionnement de la Chine en Europe."

Depuis décembre, un nouveau ministre des Affaires étrangères, Qin Gang, a été nommé. Etienne Soula le décrit comme un homme plus subtil dans sa communication. "Le fait qu’il soit aujourd’hui à la tête de ce ministère est pour moi un changement de tactique. Le porte-parole plus agressif, Zhao Lijian s’est vu relégué dans une bureaucratie plus secondaire." Un autre signe de cette modération. Exception faite des propos polémiques de l’ambassadeur chinois en France sur la chaîne LCI il y a quelques jours, Étienne Soula observe un retour au calme depuis le début de l’année 2023.

Toucher le sud du globe

Quel est l’objectif de cette propagande sur Twitter ? Pour Thierry Kellner, maître de conférences à l’ULB, "cette façon de faire s’adresse à une audience qui est extérieure à la Chine : l’Occident mais aussi et surtout le Sud global."

"La diplomatie chinoise répond à la critique occidentale, quitte à utiliser des propos outranciers. Elle retourne les arguments en direction de l’Occident. Il n’est pas rare que quand vous critiquez certains aspects de la politique chinoise en matière de droits humains, la Chine sorte un rapport sur cette même matière mais concernant un autre pays comme les États-Unis par exemple. Des informations qui sont diffusées dans le sud du globe."

Pour Thierry Kellner, c’est aussi un instrument qui est utilisé pour déstabiliser les personnes qui critiquent la Chine. "C’est une forme de pression. Si vous savez que dès que vous critiquez Pékin sur tel ou tel aspect, vous allez avoir une sortie d’un diplomate, d’un ambassadeur qui vous critique vertement, cela peut amener une pression voire à vous autocensurer." Cela touche les chercheurs sur Twitter mais également les journalistes comme le souligne le dernier rapport de Reporters sans frontières, publié ce mercredi 3 mai.

Le rapport explique la force de la propagande chinoise. "Chaque jour, le département de la propagande du Parti communiste envoie à l’ensemble des médias une liste détaillée de sujets à mettre en avant et une liste de sujets qu’il est interdit de traiter sous peine de sanctions", explique Reporters sans frontières. "Les groupes audiovisuels d’État China Global Television Network (CGTN) et Radio Chine Internationale (RCI) diffusent la propagande du régime dans le monde entier." Et notamment via Twitter.

CGTN, un média où l’on a retrouvé également une trace de l’auteur du tweet sur le Dalaï-Lama dans l’onglet opinion. Un indice qui nous montre bien qu’il brasse les mêmes thématiques que celles véhiculées par le Parti communiste chinois mais qui ne nous permet pas de conclure catégoriquement à une réelle volonté d’interférence.

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