Décrypte

La transition énergétique de TotalEnergies est-elle vraiment verte ?

Des militants écologistes du mouvement citoyen Alternatiba ont recouvert de peinture rouge et noire le siège du groupe TotalEnergies, dans le quartier de la Défense à Paris, le 8 février 2023. Ils dénonçaient l’empreinte écologique du groupe au lendemain

© Samuel Boivin/NurPhoto

Alors qu’elle a enregistré des bénéfices records en 2022, la société TotalEnergies est vivement critiquée pour son empreinte carbone. Considérée comme "trompeuse" par certains experts du climat, sa stratégie énergétique ne serait qu’un écran de fumée, la firme continuant à investir massivement dans les énergies fossiles.

"Dans ce pays (la France), les profits, la réussite ont du mal à être acceptés". C’est par ces mots que Patrick Pouyanet, le patron de TotalEnergies dans le Parisien ce mercredi, a défendu les profits records de son groupe pour l’année 2022. Près de 20 milliards d’euros de bénéfices ont été réalisés par la multinationale pétrolière française l’an dernier, notamment grâce à l’envolée des prix de l’énergie. Ce sont les meilleurs résultats de son histoire.

Le groupe est, par ailleurs, le premier raffineur et distributeur de produits énergétiques en Belgique.

Mais ces résultats exceptionnels ravivent les critiques faites sur l’empreinte carbone du groupe actif dans le secteur de l’énergie et son manque d’ambition écologique. Même si TotalEnergies annonce avoir augmenté ses investissements dans les énergies renouvelables, ces derniers restent bien deçà de ceux consacrés aux énergies fossiles.

20% des investissements dédiés à l’exploration de nouveaux gisements

"TotalEnergies a de nombreux projets d’exploitation de nouveaux gisements en cours, en Ouganda, au large des côtes de l’Afrique du Sud ou encore au Brésil pour ne citer qu’eux", indique Lucie Pinson, la fondatrice et dirigeante de Reclaim Finance, une ONG qui œuvre pour la décarbonation de la finance, interrogée par Alternatives Economiques.

L’ONG Reclaim Finance a fait les calculs : ces nouveaux gisements de pétrole et de gaz devraient conduire à une augmentation de la production de ces hydrocarbures de 18,4% d’ici 2030 par rapport à 2020. Soit une hausse de 38,7% depuis 2016. Cette décennie, le groupe devrait ainsi atteindre un pic de production de pétrole.

Preuve que TotalEnergies n’a donc pas laissé tomber les énergies fossiles. Bien au contraire. La firme prévoit d’investir sur la période 2022-2025 jusqu’à 16 milliards de dollars par an, dont 70% dans les hydrocarbures, et d’y consacrer plus de la moitié à la maintenance des installations pétrolières, dans la perspective d’une augmentation de la production de plastiques jusqu’en 2050.

Le groupe a justifié publiquement sur Twitter ses nouveaux investissements en s’appuyant sur le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), assurant qu’ils étaient "nécessaires pour compenser le recul naturel des gisements (-4%/an), plus rapide que la baisse de la demande énergétique".

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Un argumentaire réfuté directement par des membres du Giec. Onze d’enter eux ont publié, ce mercredi, une tribune sur France Info pour dénoncer la stratégie de "désinformation" de TotalEnergies sur le réchauffement climatique qui "disqualifie la feuille de route du Giec pour la transition énergétique".

Justement, quelle est la stratégie de TotalEnergies ? Notre équipe a tenté de la décrypter pour comprendre comment la firme assure pouvoir atteindre son objectif de diminution de 40% ses émissions de CO2 par rapport à 2015 d’ici à 2030 tout en continuant à investir dans les énergies fossiles.

Pour cela, nous sommes partis de ses engagements déclinés dans sa stratégie 2021 : "intégrer l’évolution du mix énergétique dans sa stratégie en investissant dans les renouvelables et l’électricité, en favorisant l’utilisation du gaz naturel conjointement avec l’hydrogène et le biogaz, en ciblant ses investissements sur le pétrole à coût bas et sur les biocarburants ainsi qu’en développant des solutions de stockage de carbone, fondées sur la nature et sur le captage – stockage de CO2".

Qu’est-ce qui se cache derrière cette stratégie "verte" ?

  • Stocker une partie du carbone, la fausse bonne idée

TotalEnergies table sur une réduction de ses émissions par le biais du stockage de carbone, une "solution fondée sur la nature", lit-on dans sa stratégie 2021. Or, selon les experts du Giec auteurs de la tribune sur France Info, ces solutions sont surtout un paravent pour continuer à émettre de grandes quantités de CO2 : "le boisement de zones telles que les savanes qui ne seraient pas naturellement boisées nuit à la biodiversité, augmente la vulnérabilité au changement climatique, et ne peut pas être considérée comme une solution fondée sur la nature, pouvant même aggraver les émissions de gaz à effet de serre".

  • Se concentrer sur les projets à bas coût et faibles émissions de gaz à effet de serre, une chimère

Contestant les éléments de langage de la firme, selon laquelle "un pétrole bon marché est nécessaire pour mener à bien la transition écologique", Alternatives Economiques dénonce cette logique commerciale. Selon le mensuel économique, les revenus issus de l’extraction pétrolière viendraient surtout remplir les poches des actionnaires. "Le groupe a annoncé en septembre 2021 une augmentation des montants des dividendes qui leur sont versés", précise-t-on dans cet article.

  • Minimiser son empreinte carbone complète

Début février 2023, le groupe a annoncé être passé de 46 à 37 tonnes d’émissions annuelles de CO2 entre 2015 et 2022, soit une diminution de près de 20% en sept ans. Elle serait donc dans les clous de son objectif de -40% d'émissions de CO2 d’ici à 2030 par rapport à 2015.

Sauf que cette diminution est un trompe-l’œil, comme l’a révélé l’ONG Reclaim Finance. Pour faire ce calcul, l’entreprise ne prend pas en compte les émissions rejetées après les phases de raffinage et de production, c’est-à-dire celles de l’usage : dans les voitures thermiques ou les usines pétrochimiques. C’est pourtant à ce stade que "l’écrasante majorité (90%) des émissions de TotalEnergies se situe", lit-on dans Alternatives Economiques. L’empreinte carbone serait ainsi presque 10 fois supérieure à celle annoncée par le groupe, avoisinant les 400 millions de tonnes de CO2 en 2021, de l’aveu plus discret de TotalEnergies.

Le gaz, figure de proue des renouvelables pour TotalEnergies

Dernière méthode, et pas des moindres, pour afficher un bilan "vert" positif : faire passer le gaz pour "une énergie de la transition".

Etant donné que le gaz émet moins de CO2 que le pétrole, la firme mise sur son développement pour diminuer son impact carbone tout en continuant à augmenter le volume d’énergies fossiles qu’elle vend.

Cela est clair lorsque l’on regarde les investissements programmés pour 2022-2025 : la moitié d’entre eux seront alloués à l’exploration et à la maintenance des puits de pétrole, tandis que l’autre moitié sera dédiée à "la croissance".

Sauf qu’en allant dans le détail de ces investissements dits "de croissance", 20% d’entre eux seront consacrés au gaz et 5% à des nouvelles molécules. "Le gaz, c’est plus facile : il s’agit d’une énergie abondante" souligne Brice Lalonde, président de l’association Equilibre des énergies interviewé dans La Croix, qui poursuit : "en remplaçant toutes les centrales à charbon par des centrales à gaz, une grande partie du problème serait résolue, à condition d’arrêter les fuites de méthane".

Pourtant, les experts du Giec sont formels : il faut remplacer les énergies fossiles, dont fait partie le gaz, par des sources d’énergie bas carbone ou neutres pour espérer limiter la hausse mondiale des températuresSelon une étude de la revue Nature publiée en septembre 2021, il faudrait diminuer les productions de gaz et de pétrole de 3% par an jusqu’en 2050 pour espérer maintenir le réchauffement climatique sous la barre de 1,5 °C.

"TotalEnergies a longtemps minimisé l’importance du changement climatique.

Maxime Combes, économiste à l’Observatoire des multinationales

In fine, seul 25% du budget de TotalEnergies sera finalement investi dans les énergies renouvelables et l’électricité entre 2022 et 2025, soit quasiment autant que celui dédié aux nouveaux gisements. "Ce n’est pas à la hauteur des enjeux, estime Maxime Combes, économiste à l’Observatoire des multinationales interviewé dans La Croix, qui ajoute que "ces investissements dans les énergies propres sont une façon de donner le change à l’opinion, après que l’entreprise a longtemps minimisé l’importance du changement climatique".

Sans compter que les énergies renouvelables et l’électricité ne sont pas non plus neutres en carbone. "Le gaz s’y niche aussi, via les centrales électriques utilisant ce combustible", lit-on dans Alternatives Economiques (voir leur graphique ci-dessous dont les données proviennent de TotalEnergies).

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Maxime Combes dans La Croix déplore que "dans la stratégie de TotalEnergies, la production de renouvelables ne fait que s’ajouter à celles des fossiles", alors qu’elle devrait les remplacer.

Pour l’économiste français, "le plus grave est que, au regard de la logique financière dans laquelle TotalEnergies est imbriqué, le groupe n’a pas d’autre choix que d’investir massivement dans le pétrole et le gaz, au risque de voir sa valorisation boursière s’effondrer".

C’est bien là tout l’enjeu. Pour Brice Lalonde dans La Croix, les Etats ne sont pas encore prêts, a fortiori les plus riches, et on ne peut pas leur imposer d’accélérer dans la transition énergétique. "Il n’est pas possible de sortir tout de suite des énergies fossiles, ce n’est pas sérieux", avance-t-il. "On ne peut pas dire aux pays riches d’aller plus vite dans la décarbonation. Mais comment dire aux pays pauvres qu’ils n’ont plus le droit au gaz et au pétrole ? C’est totalement injuste" s’interroge l’ancien ministre français.

TotalEnergies devant la justice pour "greenwashing"

Depuis décembre 2021, la multinationale pétrolière TotalEnergies est visée par une enquête pour "pratiques commerciales trompeuses" dans le domaine de l’environnement. Selon Mediapart, les critiques visent non seulement une stratégie de "greenwashing" mensongère ainsi que des dégradations de l’environnement dues aux activités extractives de la firme.

La décision dans cette affaire sera rendue le 28 février 2023 à Paris. D’après une source proche du dossier, TotalEnergies n’aurait pas été entendu par les enquêteurs.

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