Le fin Mot

La société civile russe s’organise pour aider les Ukrainiens déportés en Russie d’après le prix Nobel de la paix 2022

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Par François Saint-Amand sur base d'une interview menée par Eddy Caekelberghs

Alexandre Tcherkassov a dirigé pendant plusieurs années l’ONG russe Memorial, prix Nobel de la paix 2022. Une récompense décernée également au Biélorusse Ales Bialiatski et à une ONG ukrainienne. Interrogé par Eddy Caekelberghs dans Le fin Mot, il a notamment dévoilé comment la société civile russe se structure pour aider les Ukrainiens déportés dans leur pays.

Memorial est créée en 1987 par un groupe de dissidents russes dont Andreï Sakharov, prix Nobel de la Paix 1975, pour faire l’éclairage des crimes de Staline. Disposant de plusieurs antennes dans le monde, elle était l’une des grandes ONG de la Russie. Classée agent de l’étranger en 2014, elle a ensuite été dissoute par la Cour suprême russe deux mois avant l’invasion de l’Ukraine.

En 2012, Alexandre Tcherkassov succède à Oleg Orlov, actuellement poursuivi par le pouvoir russe, à la direction du Centre de défense des droits humains, une des deux structures de cette ONG.

Comment la Russie est restée impunie depuis la fin de l’ère soviétique

Alexandre Tcherkassov et ses collaborateurs ont travaillé à documenter les plusieurs centaines voire milliers de victimes de la Russie, suite aux différents conflits post-soviétiques, dont le premier éclate en 1994 avec la première guerre de Tchétchénie. Ils ont compilé leurs recherches dans un rapport intitulé Une chaîne de guerres, une chaîne de crimes, une chaîne d’impunités. Pour l’ONG, le déclenchement de la guerre en Ukraine doit être analysé dans le temps long : "Cette impunité était le mécanisme de reproduction des crimes et des guerres qui nous a amenés à la situation actuelle".

Car la deuxième guerre de Tchétchénie, la guerre en Syrie et la guerre Ukraine, c’est Poutine qui était aux commandes. "Le fondement du pouvoir de Poutine, c’était la deuxième guerre tchétchène. Il commençait par la propagande, le sang, les falsifications. Aujourd’hui, cela se répète en Ukraine" observe Tcherkassov.

Pour notamment garantir auparavant cette impunité, le vocable utilisé par Vladimir Poutine pour qualifier ses guerres a toujours été construit de manière à se dresser en défenseur de sa patrie : "La première guerre en Tchétchénie, c’était l’opération contre les bandits : l’opération de reconstruction de l’ordre constitutionnel. Ce n’était pas la guerre. La deuxième guerre, c’était l’opération contre-terroriste à la guerre en Géorgie : c’était l’opération de l’établissement de la paix. Aujourd’hui, c’est l’opération spéciale militaire et pas la guerre. Mais on peut comparer la première guerre tchétchène à la guerre en Ukraine, parce que, par exemple, à Grozny, on a tué de 25 à 29.000 civils. Aujourd’hui, à Marioupol, il y a 20.000 civils (décédés). Nous pouvons comparer (ces chiffres). Et en général, la première guerre tchétchène nous donne les pertes humaines de populations civiles de Tchétchénie de 30 à 50.000. C’est beaucoup et encore l’impunité (pour la Russie). Au début de la Russie indépendante, les années de Boris Eltsine, ce n’était pas le paradis. Dans quelques aspects, on peut comparer cela au temps actuel, au temps de Poutine, après 23 ans de pouvoir".

Les menaces pèsent sur les opposants russes à la guerre

L’ancien président du Centre des droits humains de Memorial s’est aussi exprimé sur la parole muselée en Russie.

Parler de l’Ukraine comme de ce qu’il se passe à Marioupol ou à Butcha peut valoir plusieurs années de prison souligne Tcherkassov. "Pour le commencement de cette année, il y avait quelques centaines des dossiers criminels ouverts" renseigne-t-il. Mais les citoyens russes sont aussi menacés de sanctions financières s’ils discréditent l’armée russe ou livrent de 'fausses informations' sur celle-ci : "La première fois, vous pouvez recevoir des amendes de quelques dizaines de millions de roubles et à la deuxième fois, vous pouvez recevoir encore l’article de Code criminel […] Voilà pourquoi plusieurs dizaines de milliers de gens qui participaient dans les manifestations contre la guerre, l’année passée, ne vont plus sur place, parce que c’est la route en prison".

La société civile russe s’organiserait à Moscou pour aider les civils ukrainiens déportés.
La société civile russe s’organiserait à Moscou pour aider les civils ukrainiens déportés. © Vlad Karkov/SOPA Images/LightRocket via Getty Images)

Mais l’aide civile aux Ukrainiens s’organise

L’ONG Memorial travaille aussi pour l’instant au rapatriement des Ukrainiens déplacés en Russie, dont les milliers d’enfants enlevés à leur famille par l’occupant. Mais Alexandre Tcherkassov alerte aussi sur les Ukrainiens envoyés dans les régions les plus éloignées de la Russie, comme le Kamtchatka. Il évoque le nombre de 300 personnes envoyées dans cette zone proche de l’Alaska.

Pourquoi les envoyer là-bas ? "Parce que toutes les régions de la Russie doivent participer dans l’aide aux peuples civils de l’Ukraine. C’est un travail pour les députés municipaux opposés en Russie à Poutine. Les députés municipaux ne peuvent rien faire parce qu’ils sont dans l’opposition, parce que le niveau municipal est presque détruit. Mais c’est ce réseau qui travaillait pour organiser l’aide à ces groupes déplacés dans les régions. Il y a un grand travail pour les réseaux des citoyens qui participent pour aider les Ukrainiens à revenir (chez eux). Comment cela marche ? La famille ukrainienne (déplacée) reçoit les billets pour le train. Ils sont amenés à la gare. Ils arrivent par le train, par exemple à Moscou. Ou encore quelqu’un les attend à la gare. Quelques familles les accompagnent pour les nourrir, pour leur donner quelque chose, pour continuer la route et amènent ces Ukrainiens à l’autre gare. Ils vont à Saint-Pétersbourg. Et de Saint-Pétersbourg de même manière, par exemple, à Tallinn, ils prennent le bus. Plus de 8000 militants à Moscou participent dans ce groupe sur les réseaux sociaux qui aident aux Ukrainiens. Moi aussi je suis dans un de ces groupes. Voilà pourquoi je connais le nombre. Ce sont les plusieurs milliers de mes camarades qui ne vont pas sur la place (Rouge) mais qui continuent ce travail très nécessaire".

À l’ère soviétique, alors que les opposants sur la place Rouge terminaient en prison pour (terminer) en prison, c’était l’aide humanitaire aux prisonniers politiques qui était la plus urgente pointe l’ancien directeur du Centre de défense des droits humanitaires. Avec la guerre en Ukraine, la mentalité de la société russe a changé selon lui :

L’aide aux prisonniers politiques, c’est très important mais aussi l’aide aux Ukrainiens. Mes camarades trouvent leurs raisons de vivre aujourd’hui en Russie : faire quelque chose pour les victimes de la guerre.

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