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La réforme du statut d’artiste : "Un monstre de Frankenstein" pour le groupe féministe F(s)

© Getty Images

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Amorcée il y a un an, en avril 2021, via un processus de concertation avec les secteurs culturels appelé Working in the Arts, la reforme du statut d’artiste a connu un coup d’accélérateur au début du mois mai alors que le gouvernement fédéral a annoncé avoir trouvé un accord entre les cabinets des ministres du Travail Pierre-Yves Dermagne (PS), des Affaires sociales Frank Vandenbroucke (Vooruit) et des Indépendants David Clarinval (MR). La réforme a été adoptée en première lecture au gouvernement le 6 mai dernier.

Ce qu’on appelle "statut d’artiste" n’est en réalité pas un "statut" à part entière, il consiste en des modalités spécifiques d’accès au chômage, supposées s’adapter aux situations que rencontrent les artistes. "C’est un secteur qui est caractérisé par de l’intermittence, avait d’ailleurs détaillé Pierre-Yves Dermagne au micro de la RTBF. C’est-à-dire des moments où les travailleurs de secteur ne sont pas sous les liens d’un contrat de travail, dans le cadre d’une relation de travail, et ne sont pas payés alors qu’ils sont en train de travailler. Ils créent, ils recherchent, ils écrivent une pièce de théâtre, un morceau de musique. On voulait vraiment leur accorder un statut de travailler à part entière, et non plus de chercheur d’emploi pendant lesquels ils étaient souvent confrontés aux administrations qui leur demandaient de justifier leur recherche d’emploi, voire d’accepter un emploi qui n’avait rien à voir avec leur formation."

Sur le papier, cette réforme s’articule autour de deux axes : la mise en place d’une commission du travail où les artistes auront une voix prédominante et une protection sociale en matière de chômage plus avantageuse pour les jeunes artistes, les femmes et les travailleurs les plus précarisés. Un chapitre spécifique aux artistes (chapitre XII) sera inséré dans la réglementation du chômage. Tous les éléments de la réforme devraient être effectifs au plus tard au printemps 2023.

Douche froide

La réforme avait créé beaucoup d’espoir chez les artistes, mais c’est aujourd’hui la douche froide pour certain·es. Il y a d’abord eu le rétropédalage de l’Union de Professionnel·le·s des Arts et de la Création & Travailleur·euses (UPAC-T), qui avait dans premier temps salué la réforme.

Le 23 mai, UPAC-T a réagi dans un communiqué. "Le texte doit être revu, amendé. Le gouvernement doit revenir aux articulations et aux ambitions issues de la concertation avec le secteur", a fait savoir l’union professionnelle qui explique : "Il n’y a ainsi aucune garantie d’accès au futur ‘statut’ pour des professions qui en sont exclues actuellement ; pire, certains bénéficiaires actuels risquent de se voir exclus par la nouvelle ‘Commission du Travail des Arts’. Les contrôles arbitraires, autrefois exercés par l’Onem, le seront désormais par cette commission, plongeant une fois de plus les travailleurs de la culture dans l’aléatoire et le contradictoire alors qu’ils attendaient un cadre clair, structuré et non discriminatoire."

Le 30 mai ensuite, 200 personnes ont lancé la mobilisation contre le projet de statut du travail d’artiste lors d’un rassemblement organisé par Culture en lutte, qui réunit la Setca, IRW-CGSP-Culture, CSC-Culture, METAL, F(s) et ATPS.

C’est indécent ce qu’on nous demande, les exigences envers nous, comparé à ce que ce statut nous apporte…

Les Grenades ont pu rencontrer cinq femmes actives au sein de F(s), un mouvement féministe qui rassemble des centaines de travailleuses du secteur des arts, des artistes comme des techniciennes. Un mot est revenu plusieurs fois au cours de nos échanges : "Inquiétude". La réforme en elle-même est qualifiée de "monstre de Frankenstein".

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"Je suis inquiète"

"Je suis inquiète, lance l’une d’entre elles. "Et je ne suis même pas maman solo, je ne suis pas une femme de plus de 50 ans…" Avec la réforme, chaque artiste bénéficiant du statut recevra une attestation unique lui fournissant un accès au système de sécurité sociale "par souci de simplification administrative" par rapport au statut actuel.

Faux, répondent en chœur les artistes du groupe F(s) : "Il faudra prouver que notre travail artistique a été indispensable à la réalisation du projet ! Comment est-ce qu’on prouve cela ? En plus, cela crée une différence entre les artistes et les technicien·nes. Est-ce que conduire un camion est indispensable à la réalisation d’un projet ? Est-ce que ce sera considéré comme assez artistique ? Nous sommes tous et toutes irremplaçables à la création, cela ouvre la porte à des travailleurs considérés comme plus nécessaire que d’autres. Deuxième problème, le renouvellement du statut nous semble plus compliqué. Auparavant, il suffisait d’avoir trois contrats par an. Il n’y avait pas de course au cachet. Dans la réforme, il faudra justifier 78 jours sur trois ans. Ce sont des chiffres très difficiles à atteindre pour de nombreux métiers !"

Pire pour les femmes

Et ce sera encore plus difficile pour les femmes artistes et techniciennes, selon F(s) : "Les études montrent qu’elles ont moins accès aux emplois rémunérés. Elles se retrouvent bien moins que les hommes dans les postes à responsabilité. Ce sera plus dur pour les artistes qui sont déjà le plus précarisé·es. Il faudra prouver que l’on a reçu un apport financier important via nos activités artistiques, ce sont les mots du texte de la réforme. On va devoir analyser financièrement nos activités artistiques, vérifier notre solvabilité ?"

Toutes les cinq précisent que la réforme arrive dans une période compliquée, juste après la pandémie de coronavirus qui a frappé de plein fouet le secteur artistique, resté fermé de longs mois. "On est sur le carreau, c’est la bataille juste pour trouver un lieu de création, car il y a un effet de goulot, toutes les créations qui n’ont pas pu se faire durant cette période arrivent en même temps", expliquent-elles.

Notre langage, c’est notre corps, c’est notre pinceau, ce n’est pas la langue administrative

Cette attestation unique sera remise par la commission du travail des arts, appelée à voir le jour dans le cadre de la réforme. Pour Culture en lutte, elle manque de légitimité démocratique, au regard de ses compétences, notamment de contrôle et de sanction en cas de fraude.

"Il faudra renouveler cette attestation sur remise d'un gros dossier tous les 5 ans ce qui ce qui rajoute des charges administratives en plus et induit un sentiment d’illégitimité et de suspicion envers les travailleurs.euses des arts. Est-ce qu’on demande à un plombier de prouver qu’il est toujours plombier après un certain nombre d’années ?", questionne une artiste.

"Abus est d'ailleurs un mot qui revient régulièrement dans les textes de la réforme : 19 fois... Oui, il y a comme une suspicion ! Alors qu’on monte des projets avec la moitié de la somme dont on aurait besoin ! J’ai 40 ans, je suis artiste depuis 20 ans, je porte de projets, je mène des équipes de 30 personnes et j’ai une masse salariale brute de 5000 euros au bout de trois ans. Je fais comment pour me rémunérer avec ce montant ? La culture est sous-financée, nous n’avons pas les moyens d’accomplir ce qu’ils nous demandent. On veut donner des contrats à nos équipes, on veut les salarier, mais c’est impossible ! C’est indécent ce qu’on nous demande, les exigences envers nous, comparé à ce que ce statut nous apporte…", déplore-t-elle.

Créer des utopies

"Allons-nous devoir accepter tout et n’importe quoi pour rentrer dans ces conditions ?", questionne encore F(s). Nous n’avons pas besoin d’artistes stressé·es par leurs conditions de travail. Aujourd’hui, c’est comme si on nous demandait de nous taire. Or, notre travail, c’est précisément de donner de l’espoir aux gens, d’offrir d’autres manières de penser, de créer des utopies dont nous avons vraiment besoin en ces périodes de crises multiples et de guerre ! Notre langage, c’est notre corps, c’est notre pinceau, ce n’est pas la langue administrative."

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L’absence des syndicats à la table de la concertation lors du processus Working in the Arts a également été remarquée, ils n’ont pas été associés à cette co-construction. "C’est une réforme néolibérale. Pour nous, il s’agit d’une attaque claire envers les acquis sociaux. Cette réforme, c’est un laboratoire de détricotage de ces acquis. Cela concerne tout le monde, pas que les artistes, car d’autres réformes arrivent, celles des pensions et du chômage !", observe amèrement l’une des artistes.

Une majorité de fédérations culturelles misent sur la négociation, Culture en lutte quant à elle a lancé une série d’actions, notamment une pétition et des lectures de textes revendicatifs à l’entame de représentations théâtrales ou de concerts. Une manifestation devant le cabinet du ministre des affaires sociales, Frank Vandenbroucke, aura lieu ce 10 juin dès 10h.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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