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La réforme des pensions est-elle bonne pour les femmes ?

© Getty Images

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Un accord dans le dossier de la réforme des pensions a été annoncé ce 18 juillet par le gouvernement fédéral. Cette réforme en cours aura lieu en trois phases, une première a déjà été conclue en janvier 2022, cet accord-ci constitue la deuxième phase de la réforme et une troisième phase est encore attendue sous cette législature.

Concrètement, une revalorisation du montant de la pension minimum (à 1630€ nets en 2024) a notamment été adoptée lors de la première phase. Trois nouvelles mesures ont été adoptées en juillet : le bonus pension, c’est-à-dire que les personnes qui continuent à travailler après l’âge de la pension anticipée devraient recevoir une pension plus élevée ; les personnes, essentiellement les femmes, qui ont travaillé à temps partiel pour prendre soin de leur famille recevront une pension plus élevée (pour les périodes antérieures à 2002, depuis, il existe des alternatives telles que le crédit-temps) ; la valorisation du travail effectif (il faudra désormais 20 ans de travail effectif) pour l’accès à la pension minimum.

Les journées de congé de maternité, d’allaitement, de co-parentalité ou encore pour soins palliatifs seront considérées comme du travail effectif. Une exception est aussi prévue pour les personnes en situation de handicap.

"Une protection pour les femmes et les invalides"

Cela fait dire à la ministre des Pensions, Karine Lalieux (PS), que cette réforme prévoit "une protection des femmes et invalides". Elle a plusieurs fois expliqué que cette réforme vise à réduire les inégalités de pensions entre hommes et femmes. Sur le terrain, qu’en pensent les associations féministes ?

 

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Dans un communiqué, les Femmes prévoyantes socialistes (FPS) se réjouissent de la prise en compte des inégalités de genre, notamment au travers d’une souplesse pour les femmes ayant réduit leur temps de travail pour s’occuper de leurs enfants avant l’introduction du crédit-temps spécifique. "Toutefois, en tant que structures de terrain défendant au quotidien la Sécurité sociale, nous regrettons la principale mesure de cette phase de réforme : l’introduction du travail effectif comme condition de carrière", poursuivent-elles. "Avant cet accord, pour pouvoir bénéficier d’une pension minimum, une condition de trente ans de carrière était requise. Il pouvait s’agir de travail effectif ou de périodes dites " assimilées " (périodes de chômage, de maladie, d’invalidité, etc.). Dorénavant, seules compteront les périodes de travail effectif."

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Le Premier ministre Alexander de Croo (Open VLD) a rappelé à ce sujet que l’objectif premier du gouvernement était de mieux récompenser le travail. Il a noté que pour "la première fois, la condition effective de travail" était "instaurée dans le système", ce qu’il a jugé "logique".

Cette réforme signe "en réalité la destruction d’un mécanisme essentiel de solidarité : le montant des pensions n’est plus relatif au niveau de vie de la personne, à ses besoins, mais à ce que chacun·e a versé à la caisse. Cette condition de carrière effective revient à faire peser sur les épaules des travailleuses et des travailleurs la responsabilité du chômage, alors qu’il s’agit d’un phénomène structurel, qui s’est aggravé au fil des crises économiques et que la pandémie de Covid-19 a durablement affecté", écrivent les FPS.

Selon l’association, l’introduction de la condition de carrière effective va par ailleurs peser particulièrement sur les femmes "puisque, parmi celles qui ont pris leur pension en 2014, seules 28% avaient une carrière complète (contre 51% des hommes)."

Depuis des années, les gouvernements, y compris ceux composés de partis de gauche, exercent un travail de sape sur les périodes assimilées, qui sont pourtant utiles aux femmes qui exercent le travail gratuit du soin.

"J’aimerais me réjouir"

Cette condition de travail effectif est également pointée du doigt par Soizic Dubot, coordinatrice nationale au sein de l’association Vie Féminine en charge des questions socio-économiques. "Nous n’avons pas encore émis toutes nos conclusions. Ce que l’on peut dire c’est que les femmes sont les grandes perdantes de la fin des périodes assimilées comme du travail, même si des garde-fous ont été introduits, comme le fait que le congé d’allaitement soit reconnu. Cela ne touche cependant que quelques mois dans la vie d’une femme et cela fait un tri entre les bonnes périodes assimilées comme du travail et les mauvaises, explique-t-elle, contactée par Les Grenades. Cela ouvre une brèche dans la sécurité sociale, avec une remise en question de ces périodes assimilées qui permettent le soin aux autres et le soin à soi-même. J’aimerais aussi pouvoir me réjouir de l’attention portée au temps partiel dans cette réforme, mais il manque toujours une vraie revalorisation du temps partiel dans le mode de calcul de la pension minimum. Cela touche un très grand nombre de femmes qui ne le choisissent pas toujours."

Mi-temps, à 4/5e ou tiers-temps, ces régimes de travail concernent en effet surtout les femmes : 80% des temps partiels sont occupés par des travailleuses. Le seul mi-temps concerne presque une femme sur deux.

"Un point positif est le rehaussement du montant de la Grapa qui a déjà été acté dans une première phase de la réforme", précise Soizic Dubot. La Grapa, ou "Garantie de revenu aux personnes âgées", est versée en complément d’une retraite inférieure à la pension minimum.

Les femmes reçoivent de plus petites pensions que les hommes, il n’est pas étonnant qu’elles soient majoritaires parmi les allocataires de la Grapa.

Au sein des associations et institutions féministes, les pensions sont une vieille histoire. Pourtant, c’est débattu au gouvernement comme si ce n’était pas le cas, comme si rien n’existait à ce sujet.

Compromis à la belge

"Pour le reste, il n’y a pas de vraies avancées vers la reconnaissance de la pénibilité du travail, surtout dans le secteur où il y a une majorité de travailleuses, souligne Soizic Dubot. Mais on sait que les négociations ont duré longtemps et qu’il s’agit d’un compromis entre les différents partis du gouvernement actuel, les libéraux veulent s’attaquer les périodes assimilées depuis un certain temps et je pense que les partis de gauche ont tenté de sauvegarder ce qu’ils ont pu."

C’est également ce contexte que souhaite rappeler Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des femmes. "Depuis des années, les gouvernements, y compris ceux composés de partis de gauche, exercent un travail de sape sur les périodes assimilées, qui sont pourtant utiles aux femmes qui exercent le travail gratuit du soin. Ce sont des périodes durant lesquelles tu ne travailles pas, ne cotises pas, mais qui restent comptabilisées pour le calcul de la pension. C’est ça la sécurité sociale, c’est comme une tontine mais d’État, on verse tous et toutes (une majorité d’entre nous) dans le pot commun pour que celles et ceux qui en ont besoin puissent en bénéficier, observe-t-elle. Les associations féministes demandent depuis 40 ans que les périodes assimilées restent généreuses et que les mesures familialistes soient supprimées. C’est le contraire qui se produit."

Certaines mesures ont des effets en fonction du contrat de travail des femmes ; d’autres, qualifiées de familialistes, sont liées à la situation familiale des travailleuses. "Du simple fait de leur situation familiale, les femmes qui ne travaillent pas obtiennent des 'droits dérivés' du mariage ou de la cohabitation légale présents ou passés. A contrario, pour les travailleuses, le fait d’être mariée ou cohabitante peut leur faire perdre des droits 'directs'", peut-on lire dans l’introduction du livre Un bon mari ou un bon salaire de la penseuse féministe belge Hedwige Peemans-Poullet.

Au sein du système des pensions, une de ces mesures qualifiées de familialiste est par exemple l’allocation de transition pour veuves (les femmes vivent plus longtemps, cette mesure concerne plus de femmes). Une des propositions sur la table de la réforme des pensions est l’extension de l’allocation de transition pour veuve, jusqu’ici réservée aux épouses, aux cohabitantes légales.

"Ce n’est pas ce qu’on demande, il y a un côté paternaliste, comment vont faire ces pauvres veuves sans hommes ? Au lieu de valoriser l’autonomie des femmes…", réagit Valérie Lootvoet. Soizic Dubot nuance : "Telle que l’allocation est organisée, elle ne remplit pas toutes ses fonctions, notamment envers les plus jeunes veuves. Les retours que nous recevons des femmes sur le terrain nous indiquent que la perte de son compagnon ou de son mari est un bouleversement total et qu’il faut du temps pour s’y adapter."

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Cette proposition a été renvoyée vers les partenaires sociaux, tout comme la mise en place du "splitting" : un mécanisme de solidarité entre époux·ses ou cohabitant·es dans la cotisation versée pour la pension durant les années vécues ensemble. Dans la théorie, si une femme met sa carrière entre parenthèses durant son mariage puis se sépare de son conjoint, elle ne sera pas trop pénalisée une fois arrivée à l’âge de la retraite. "Cela existe déjà au Luxembourg. Dans les faits, les femmes, qui prennent plus des pauses pour s’occuper des autres, sont presque obligées d’être en couple ou d’être mariées pour recevoir une pension. Cela ne va pas dans le sens d’une individualisation des droits, qui permettrait aux femmes de recevoir une pension par elles-mêmes, pour elles-mêmes, peu importe leur situation familiale", analyse Valérie Lootvoet.

"On parlait déjà du splitting en 2016, rappelle Dominique De Vos, présidente de la commission sécurité sociale et santé du Conseil fédéral de l’Égalité des Chances entre femmes et hommes. Au sein des associations et institutions féministes, les pensions sont une vieille histoire (rires). Pourtant, c’est débattu au gouvernement comme si ce n’était pas le cas, comme si rien n’existait à ce sujet. Il y a pourtant des avis rendus, des livres écrits."

A propos de la pension, elle explique : "J’attends de lire les textes de la réforme, mais pour l’instant, en termes de lutte contre la pauvreté, j’ai bien l’impression qu’il s’agit d’un plâtre sur une jambe de bois. Cela n’améliore pas l’individualisation des droits. Le taux de remplacement, c’est-à-dire le pourcentage de son ancien revenu que l’on perçoit une fois arrivé à la retraite, n’a pas non plus été revalorisé alors que les pensions sont basses dans notre pays." En Belgique, les pensions sont en dessous de la moyenne européenne : le taux de remplacement est de 66% en Belgique alors que la moyenne européenne est à 71%.

"On régresse"

"Sur les questions de sexisme, les choses bougent mais sur les questions sociales, on régresse !", alerte Dominique De Vos. "Aucun responsable ne pourra plus dire que c’est bien de frapper sa femme. Sur la répartition des revenus, c’est une autre histoire… J’en ai entendu des belles dans les cabinets politiques. On nous parle comme des imbéciles, comme si on n’avait pas besoin d’entendre l’avis des femmes sur l’argent, sur la sécurité sociale. Si on se soucie vraiment des inégalités entre femmes et hommes, il faut nous consulter, nous écouter. Le Conseil fédéral de l’Égalité des Chances entre femmes et hommes existe depuis 1993 et est là pour ça !"

Toutes les associations féministes rencontrées déplorent l’absence de consultation et de participation de la société civile en vue de cette réforme des pensions et espèrent être consultées pour la troisième phase de la réforme qui devrait porter sur un certain nombre de dossiers importants.

La réforme des pensions – JT 19/07/2022

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