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La réforme de la politique migratoire européenne est-elle réaliste ?

Des migrants débarquent sur l’île italienne de Lampedusa le 29 juin 2019.

© LOCALTEAM / AFP

Par Sandro Calderon

Elle était bloquée depuis des années. La réforme de la politique migratoire européenne vient de franchir une étape importante. Non sans difficultés, les pays membres de l’Union européenne se sont accordés ce jeudi 8 juin sur deux points clés : un système européen de solidarité dans la prise en charge des demandeurs d’asile et un examen accéléré des dossiers de certains migrants aux frontières. "C’est vraiment révolutionnaire", se réjouissait hier Nicole de Moor, la secrétaire d’Etat belge à l’Asile et à la Migration. Mais Philippe De Bruycker, professeur à l’ULB, se demande si cette réforme est bien réaliste.

Echec sur échec

Nicole de Moor est satisfaite. C’en sera fini de l’actuelle politique d’asile et de migration de l’Union européenne. "Le système que nous avons aujourd’hui ne fonctionne pas, se plaignait jeudi la mandataire du CD&V. Notre pays est soumis à une très forte pression. Le statu quo n’est pas viable."

Ce constat d’échec n’est pas neuf. Il remonte à la crise de l’asile de 2015, quand des centaines de milliers de Syriens fuyant la guerre débarquent sur les côtes européennes.

La Grèce en particulier est très vite débordée. Elle est incapable d’appliquer le règlement de Dublin. Selon ce règlement européen, il revient le plus souvent au pays de première entrée de gérer les dossiers des personnes qui demandent l’asile. "Le problème, c’est que nous avons un système totalement déséquilibré car la responsabilité repose sur les épaules des pays de premier accueil, donc les États du sud de l’Union européenne", fait remarquer d’emblée Philippe De Bruycker, professeur en droit européen de la migration et de l’asile à l’ULB.

C’est donc dans le plus grand des désordres qu’à l’époque la majorité des demandeurs d’asile quittent la Grèce, prennent la route des Balkans pour remonter vers le nord de l’Europe.

Face à cette crise, la première réponse européenne est la mise en place d’un système de "relocalisation". Pour venir en aide à la Grèce mais aussi à l’Italie, la charge de l’accueil des demandeurs d’asile est répartie entre tous les Etats membres de l’Union. Chaque pays reçoit un quota obligatoire de personnes à accueillir. L’expérience est un échec. La Hongrie, la Pologne et d’autres pays de l’Est s’y opposent catégoriquement. A part l’Allemagne, les autres pays européens ne montrent pas non plus beaucoup d’enthousiasme.

La deuxième réponse arrive en 2016. L’Union européenne signe un accord controversé avec la Turquie. Le président turc Recep Tayyip Erdogan accepte d’accueillir les réfugiés syriens sur son territoire, en échange d’importants fonds européens. La pression baisse immédiatement. Les arrivées irrégulières de migrants et de demandeurs d’asile chutent drastiquement. La Commission européenne présidée alors par Jean-Claude Juncker en profite pour présenter une profonde réforme de la politique migratoire. La tentative échoue. Depuis, le texte prend la poussière dans le fond d’une armoire du Berlaymont.

Un accord, enfin

En septembre 2022, la Commission d’Ursula von der Leyen remet l’ouvrage sur le métier avec son Pacte sur l’asile et la migration. Et cette fois, la situation se débloque. Ce jeudi 8 juin, les ministres européens de l’Intérieur se sont accordés sur deux volets essentiels du Pacte. "C’est l’équilibre entre responsabilité et solidarité que les Européens tentent de trouver. Et il est évidemment extrêmement important que cette solidarité soit obligatoire, parce que l’expérience par le passé a montré que sans cela, les États ne jouent pas le jeu", précise Philippe De Bruycker.

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Le premier volet de la réforme approuvée jeudi est précisément un mécanisme de solidarité obligatoire vis-à-vis des pays sous forte pression migratoire, comme la Grèce, l’Italie, l’Espagne, Chypre et Malte. Pour leur venir en aide, 30.000 demandeurs d’asile devraient être répartis dans les différents pays de l’Union européenne chaque année. La répartition se fera sur la base de critères comme le PIB ou la population des pays. La Belgique, par exemple, devra accueillir 957 personnes sur les 30.000.

Les pays qui refusent de participer aux relocations devront verser une compensation financière de 20.000 euros par personne refusée ou apporter une aide opérationnelle aux pays de première entrée. Voilà pourquoi les Européens parlent d’une solidarité obligatoire mais flexible.

En échange de cette solidarité, et c’est le deuxième volet de la réforme, les pays de première entrée devront se montrer davantage responsables dans le contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne. Non seulement, en enregistrant tous les candidats à l’asile, ce qu’ils sont déjà censés faire mais qu’ils ne font pas systématiquement. Mais également, et c’est la principale nouveauté de la réforme, en examinant rapidement les dossiers de migrants venus de pays pour lesquels le taux de reconnaissance du statut de réfugiés est inférieur à 20%. La secrétaire d’Etat Nicole de Moor évoque les exemples du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, du Sénégal, du Bangladesh et du Pakistan.

Cette procédure accélérée sera limitée à 12 semaines pour les migrants avec ces nationalités-là. 12 semaines supplémentaires sont prévues pour organiser leur renvoi. "Ce sont des délais particulièrement courts lorsqu’on réalise qu’aujourd’hui, dans les Etats membres, les procédures d’asile peuvent facilement durer jusqu’à un an, deux ans, voire trois ans", souligne le professeur de droit de l’ULB.

Une réforme réaliste ?

Ce n’est pas le seul doute exprimé par Philippe De Bruycker. Il s’interroge également sur la capacité des Européens à renvoyer rapidement les personnes qui n’ont pas obtenu le statut de réfugiés à l’issue de la procédure accélérée. "La question est de savoir si, une fois qu’on aura rejeté les demandes d’asile qui paraissent inadmissibles, on pourra retourner ces personnes, soit vers leur pays d’origine, ce qui suppose la collaboration de ces pays, notamment au travers d’accords de réadmission ; soit vers un pays tiers sûr, ce qui me paraît douteux. Car il faut convaincre un Etat de transit de reprendre des personnes avec lesquelles il n’y a quasiment pas de lien puisque ces personnes n’ont fait que transiter par son territoire. Pour prendre un exemple concret, il faudrait convaincre le Maroc de reprendre un demandeur d’asile originaire du Sénégal simplement parce qu’il est passé par le territoire marocain. On peut vraiment douter de l’utilité pratique de cette idée de pays tiers sûrs."

Le spécialiste de droit européen de l’immigration s’interroge par ailleurs sur la fragilité de l’équilibre trouvé entre responsabilité et solidarité. "Il faudra voir dans quelle mesure les États du Sud seront capables et feront preuve de bonne volonté pour appliquer ce système qui ne sera pas véritablement équitable parce que, à mon sens, ils ne bénéficieront pas de suffisamment de solidarité de la part des autres États."

Des Européens encore divisés

Si les tenants de la réforme du Pacte sur l’asile et la migration saluaient jeudi un accord "historique" ou "révolutionnaire", son approbation n’a pas été aisée. Jusqu’à la dernière minute, l’Italie a fait pression pour obtenir plus de marge de manœuvre pour renvoyer les migrants n’ayant pas obtenu l’asile, avant de se rallier quand même au dernier texte de compromis.

En définitive, l’accord a été approuvé à la majorité des 2/3 et pas par consensus, comme c’est le cas le plus souvent au sein du Conseil de l’UE. La Bulgarie, Malte, la Lituanie et la Slovaquie se sont abstenues. Mais surtout la Hongrie et la Pologne ont voté contre. Pour Philippe De Bruycker, "c’est particulièrement important. Cela rappelle le schisme qui avait ébranlé l’Union européenne en 2015-2016. Cette fois, l’opposition est plus profonde encore, puisqu’ils ne refusent pas seulement les relocalisations mais également les transferts financiers. C’est plus inquiétant. Là, il y a clairement, un conflit de valeurs avec ces États.

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Une ultime étape

Il reste encore une étape incontournable à franchir avant de voir le Pacte sur l’asile et la migration entrer en vigueur. Le Conseil de l’UE (qui représente les Etats-membres) et le Parlement européen doivent s’accorder sur un texte commun. Il leur reste moins d’un an européen pour trouver un compromis. Tout doit être bouclé avant les élections européennes de juin 2024.

Malgré certaines divergences entre les deux institutions, Philippe De Bruycker ne perçoit pas de problème sérieux de blocage. Sa seule inquiétude, "c’est la praticabilité du système. Parviendra-t-on à le mettre en œuvre sur le terrain ? Si cela ne fonctionne pas, alors on alimentera les extrêmes".

Extrait du JT du 9/6/2023

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