Un jour dans l'histoire

La lutte des classes : l'expression popularisée par Karl Marx est-elle toujours d'actualité ?

Un Jour dans l'Histoire

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Par Nadine Wergifosse via

À partir de quand parle-t-on de classes sociales ? De quelle manière se sont-elles formées ? En quoi le genre et l’origine de celles et ceux qui les composent ont-ils influé ? Y a-t-il un âge d’or des classes sociales ? Un déclin ? Où en sommes-nous aujourd’hui ? Pour répondre à toutes ces questions, Etienne Penissat, sociologue au CNRS, était l’invité d’Un Jour dans l’Histoire sur La Première.

Dans son ouvrage Classe, Etienne Penissat propose une réflexion sur la classe sociale à l’heure actuelle. "Il me semblait important de faire ce retour historique parce que tout terme que l’on utilise garde des traces du passé […] C’est un mot qui fait conflit, qui va être un enjeu de lutte sur sa définition et sur ses usages et ces luttes symboliques ont des effets concrets et matériels sur la société. C’est un enjeu qui est toujours actuel" explique le sociologue.

La différence entre ordres et classes

Pour comprendre l’étymologie du terme de 'classe sociale', il faut remonter quelques siècles en arrière.

Selon Etienne Penissat, dans l’Ancien Régime, la notion d’ordres renvoie à une hiérarchisation des sociétés selon la dignité religieuse ou sociale : le clergé, la noblesse et le tiers état.

La notion de classe, quant à elle, est utilisée pour penser les divisions économiques et les dynamiques de la production des richesses dans les sociétés à cette époque-là. On associe ce terme à Karl Marx qui l’utilise en effet. Mais avant lui, au 18e siècle, d’autres intellectuels, dont les physiocrates, qui sont les précurseurs des économistes, utilisent déjà ce vocable. C’est le moment où on commence à utiliser la désignation de classe pour penser une même condition sociale qui est l’usage que l’on en fait aujourd’hui.

La société vue en termes de production de richesse se divise en trois classes :

  • La classe productive qui regroupe notamment les paysans
  • La classe des marchands et des industriels
  • La classe des propriétaires

Une réorganisation des classes après la Révolution française

Comme l’explique Etienne Penissat, après la Révolution française, la notion de classe est aussi associée à une réflexion historique : qui est le moteur du progrès dans une société ? Saint-Simon, philosophe, militaire et économiste, l’un des inspirateurs du socialisme, théorise en 1821 une société en trois classes en mélangeant :

  • La classe féodale : le clergé et la noblesse
  • La classe intermédiaire : les propriétaires oisifs
  • La classe industrielle : elle regroupe ceux qui sont producteurs et rassemble aussi bien les patrons que les ouvriers

"Entre 1814 et 1830, pendant la période de la Restauration, le mot classe devient un enjeu de luttes parmi les dominants. L’aristocratie cherche à restaurer son pouvoir […] Pour contrer ce mouvement, une partie de la bourgeoisie, notamment des penseurs libéraux, va essayer de légitimer leur rôle dans la production des richesses en tant que classe productive, industrielle et commerciale et aussi avec le rôle de stabilisateur dans les sociétés. Il y aura une définition qui émerge de la capacité et des fonctions et pas seulement de la richesse. Cette tension joue un rôle dans l’émergence de la classe moyenne" explique le chercheur.

Etienne Penissat souligne que depuis la Révolution française qui reconnaît des citoyens, les corporations sont interdites. Petit à petit, des associations ouvrières naissent et revendiquent l’utilité sociale des ouvriers. Elles coordonnent des grèves qui sont interdites et qui se multiplient entre 1830 et 1848 : "Les chefs d’entreprise réagissent à ces mouvements, s’associent en chambres syndicales. Le mot 'patron' se diffuse avec une notion morale venant de 'pater', qui est le chef de famille".

Prolétaires de tous pays, unissez-vous !

Karl Marx n’est donc pas l’inventeur de la notion de classe sociale. Il a cependant contribué à souligner les discordances existant entre les patrons et les ouvriers et à porter ce vocable sur la scène politique.

"Pour Karl Marx, en 1860, lors de l’association internationale des travailleurs, la conscience d’appartenir à une classe est une donnée importante […] Il définit bien la classe comme un rapport d’antagonismes entre deux groupes qui ont des rôles différents dans la production : les capitalistes et les prolétaires. Il associe aussi l’idée que la classe s’ancre dans les formes de pensées et de l’action des individus […] C’est un concept qui sert à penser des formes d’action, de politisation, qui rendent possible l’organisation de ceux qu’ils nomment 'les exploités' qui peut devenir alors une force politique" raconte Etienne Penissat.

La phrase "Prolétaires de tous pays, unissez-vous !" est entendue lors de l’Internationale ouvrière de 1864. À partir de cet instant, des caisses de soutien se créent et aident financièrement les grévistes.

Misogynie de la classe ouvrière

"Lorsque se forment les classes sociales, la question de la place des femmes est centrale et la question des rôles sexués aussi. Dans la bourgeoisie, la femme aura le rôle d’entretenir l’espace privé de la maison. Lors de la création du mouvement socialiste, les femmes sont très actives et participent aux révolutions de 1830 et 1848. Elles sont mobilisées dans les grèves et en même temps, elles vont être marginalisées et leurs revendications minorées […] En 1866, le travail des femmes est critiqué et condamné" explique le sociologue, dont les recherches portent sur les inégalités et les catégorisations sociales en Europe.

© Getty Images

Un âge d’or des classes sociales ?

Pour Etienne Penissat, entre 1945 et 1960, les classes sociales, autour d’associations et de puissants syndicats, sont associées à la politique du pays : "Le taux de syndiqués est historiquement le plus élevé, les grèves sont nombreuses. Le Parti communiste, qui a la prétention de représenter la classe ouvrière politiquement, est le premier parti de France. L’État organise l’action publique autour d’un compromis de classes. En échange de l’effort de la classe ouvrière pour reconstruire le pays et développer l’industrie, on accorde des droits sociaux, une protection sociale, des services publics et une redistribution d’imposition importante […] Mais la rupture entre le monde ouvrier et les capitalistes reste intact".

Mai 1968 et le déclin des classes

"Il y a avec Mai 68 une double face, avec d’un côté un moment fort du mouvement ouvrier qui traduit sa puissance sociale et politique. On a un mouvement étudiant, mais aussi des grèves, jusqu’à 10 millions de grévistes, qui mettent la France à l’arrêt. […] Ça se passe aussi dans d’autres pays, ce n’est pas que franco-français. En même temps émerge une critique de l’hégémonie des organisations du mouvement ouvrier par les intellectuels, les enseignants et les étudiants, les artistes, avec la question de la place des groupes dominés au sein des classes populaires que sont les femmes, les travailleurs immigrés" souligne le sociologue.

Dans les années 70, l’État et les sciences sociales disqualifient le langage des classes sociales et segmentent symboliquement les classes populaires : "On a des transformations du capitalisme, notamment la désindustrialisation qui viennent remettre en cause le groupe ouvrier […] L’État construit de nouvelles catégories. On va s’intéresser aux chômeurs et chômeuses, aux exclus, aux quartiers sensibles, aux jeunes de banlieues. On va mettre à l’index une partie des classes laborieuses : les assistés, les fraudeurs… […] Petit à petit, on va valoriser d’autres groupes sociaux, les cadres et les managers, ou les classes créatives" relève Etienne Penissat.

Aujourd’hui sommes-nous toujours dans une lutte des classes ?

Selon Etienne Penissat, si on entend 'lutte des classes' comme structurée autour d’une opposition dans les systèmes de production et de la location des ressources et des richesses, la réponse est 'oui' : "On voit bien que le mouvement des gilets jaunes et le dernier mouvement sur la réforme des retraites en France renvoient à ce type d’opposition et de différenciation des intérêts. Ces oppositions sont moins représentées à partir de ce langage des classes, qui est moins utilisé par l’État".

Il conclut : "La classe ouvrière a toujours été segmentée et différenciée […] L’unification symbolique et politique s’opère moins […] Ceux qui se sont mis en mouvement pendant les gilets jaunes ont certainement du mal à se syndiquer et à faire grève […] Ils se sont exprimés d’une manière différente".

► Découvrez l’entièreté de cette interview dans le podcast d’Un Jour dans l’Histoire ci-dessus.

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