La cécité de sa mère permettant à Caroline Lamarche de regarder sans être vue, sans être jugée, et d’apercevoir une femme derrière la figure maternelle, si différente avec les autres qu’elle ne l’était avec les siens.
Et l’âge venant, les rôles s’inversent, ce sont les enfants qui prennent soin des parents. Avec la fatigue et l’encombrement mental que cela suppose mais aussi avec un temps que l’on s’accorde : le temps de la visite. Ce que découvre Caroline Lamarche, qui se force à la patience, à l’écoute, et dès lors capte des détails, invite à aborder tel ou tel souvenir. Sans succès. Pas facile avec une mère rétive à tout abandon, toute faiblesse ou sensualité. Faire, s’activer, oui, ne jamais se plaindre, ne pas encombrer, ranger, trier, jeter, oui, là encore. Et éviter des confidences qui pourraient mettre dans l’embarras. De cette éducation à l’ancienne, un peu britannique bien que liégeoise, qu’on trouvait dans les grandes familles catholiques de la grande bourgeoisie, Caroline Lamarche fait son miel, butinant à merveille.
D’où ces abeilles, qu’on trouve dans le titre de ce récit. Ces abeilles étaient celles de cette mère apicultrice, bûcheronne aussi, capable de tronçonner mais aussi de gestes doux, plus avec ces chères abeilles qu’avec ses propres enfants. Ces abeilles coïncident aussi avec la fin d’un monde fragile, d’un équilibre bousculé par l’activité humaine. Cela permet à Caroline Lamarche de mettre en perspective – par petites touches qui s’éclairent les unes les autres — un monde ancien. Celui de l’enfance mais aussi de nos campagnes disparues, d’une économie domestique vantée par sa mère mais qui prend un sens nouveau, si on veut bien considérer la terre comme une habitation à entretenir comme on le faisait de sa " bonne et chère maison ". Et ce qui paraissait dérisoire : ces tâches ménagères, cette ordonnance, cette énergie féminine, cette créativité confinée au domaine familial, cette religiosité aussi, s’éclairent autrement, sous le regard de l’écrivaine qu’elles n’apparaissaient dans le regard de la fille.
Elle en a gardé sans doute quelque chose à son insu, dans son écriture, cette ouverture au mystère derrière la banalité des choses, cette attention à ne pas gaspiller, à ne pas s’étendre, ce sens de la mesure qui font merveille dans ce récit.
Un récit qui se double d’une méditation sur l’époque, sur le corps, le soin et la place de chacun dans nos sociétés. Qui, elles aussi, trient, agencent, réparent mais accordent si peu de place à l’essentiel : au temps, au toucher, à la beauté, à la nature et à l’humour, qui aident non seulement à vivre mais aussi à mourir.