La fabuleuse histoire du tango, des bas-fonds de Buenos Aires aux panthéons de la musique classique
Journal du classique

La fabuleuse histoire du tango, des bas-fonds de Buenos Aires aux panthéons de la musique classique

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Par Antoine Danhier

    Qu’on le danse ou qu’on l’écoute, le tango a su s’imposer comme un genre prestigieux. Il jouit aujourd’hui auprès d’un large public d’une renommée internationale que rien ne semble plus pouvoir ébranler, au point d’avoir conquis sa place jusque dans le jazz et la musique classique. Et pourtant, rien n’était acquis d’avance pour cette modeste danse populaire, qui a soudain jailli, aux abords du Río de Plata, d’un extraordinaire métissage culturel…

    On le connaît comme une danse et comme la musique qui y est souvent associée. Ce que l’on sait moins en général, c’est que le tango recouvre tout un espace culturel : il y a véritablement une "culture tango", incluant également toute une littérature, liée à son berceau, l’Argentine. Le tango a marqué profondément et durablement l’imaginaire collectif par ses rythmiques saccadées, ses mélodies caractéristiques et la sensualité pleine de fougue des mouvements des danseurs, entre amour et combat. Il se mélange aujourd’hui avec d’autres genres de musique, tels que le jazz, le klezmer (musique juive) ou encore la musique électronique.

    A écouter aussi : Aux origines du tango, "là où s’entendent les silences et où chantent les muses"

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    Si le tango est aujourd’hui extrêmement populaire dans le monde entier, il n’en a pas toujours été ainsi. À l’origine, il n’était même pas reconnu dans la "bonne société" de sa propre ville natale, Buenos Aires, la capitale de l’Argentine. Il était même considéré comme obscène, car intimement lié au milieu de la pègre et de la débauche des bas quartiers de la ville, dans les plus basses couches sociales. Pour comprendre comment il est né peu à peu d’un brassage invraisemblable de cultures et a évolué jusqu’à devenir ce qu’il est aujourd’hui, il est important de se replonger dans le contexte de l’époque.

    Un grand brassage culturel

    L’Argentine devient un pays indépendant en 1810. Elle libère ses esclaves noirs importés d’Afrique au siècle précédent, et se choisit Buenos Aires comme capitale. À partir de 1870, le pays encourage l’immigration européenne afin d’améliorer son développement économique. C’est ainsi que des millions d’immigrants débarquent à Buenos Aires. Il y a surtout des Italiens, qui auront une grande influence sur la mélodie des tangos chantés, mais également des Espagnols, des Français, des Allemands, des juifs d’Europe de l’Est. Toute cette population nouvelle, logée dans les faubourgs au sud de Buenos Aires, se mélange à la population locale pauvre déjà très diversifiée : elle se compose d’une part d’anciens paysans et gardiens de troupeau qui descendent des colonisateurs espagnols et des indigènes amérindiens, d’autre part des anciens esclaves noirs et créoles.

    Scène de candombe, à Montevideo, eau-forte des années 1870.

    On assiste alors à Buenos Aires et à Montevideo, les deux villes situées au bord de l’estuaire du fleuve Río de la Plata, à la création improvisée de modestes petits bals où se côtoient divers instruments (comme la flûte, la guitare et la mandoline) et où s’esquissent des pas de danses du monde entier (citons la habanera cubaine, le pas de flamenco appelé lui-même "tango", le candombé d’origine africaine, les danses de couple européennes comme la valse et la polka ou encore les danses tziganes). Les rythmiques et les mélodies de diverses origines (les immigrés européens, les chanteurs itinérants ou les noirs des rives du fleuve Rio des Plata) s’y croisent et s’y mélangent allègrement.

    La naissance du tango

    La naissance du tango

    C’est dans ce contexte d’intense brassage de cultures et de peuples que naît le tango. À partir de toutes ces influences, c’est d’abord la milonga qui se développe, entre 1870 et 1890 : il s’agit d’une nouvelle danse populaire métissée, spécifiquement argentine. Ensuite, l’introduction dans cette danse de nouvelles figures et de nouveaux rythmes, inspirés des danses traditionnelles des cultures respectives des différents danseurs, donne naissance au tango argentin entre 1890 et 1900.

    Né dans les fêtes populaires qui ont lieu près du port (d’où son nom de tango porteño), le tango s’installe et se développe à ses débuts dans les bas-fonds de Buenos Aires, au sein des bordels et des "académies" (sortes de bals de l’époque). Dans cette société issue de l’immigration, on manque de femme : 75% de la population est masculine. Dès lors, les hommes sont parfois amenés à danser ensemble pour s’entraîner, afin d’avoir suffisamment de maîtrise pour mériter de danser avec les rares danseuses, très performantes et qui méprisent les débutants.

    Mais le tango de cette époque n’est pas pour autant une danse d’homme : c’est au contraire une danse de couple mixte qui possède une forte connotation sexuelle, privilégiant une certaine sensualité, des mouvements évoquant la séduction et l’acte sexuel, des couplets aux paroles obscènes et aux titres évocateurs (Secoue-moi la boutique, Deux coups sans sortir, Le bordel, etc.).

    Hommes s’entraînant au tango avant un bal
    Hommes s’entraînant au tango avant un bal © Tous droits réservés

    Au niveau musical, les premiers ensembles de tango, très mobiles, étaient composés d’une guitare, d’une flûte et d’un violon, voire d’une harpe. La structure de la musique du tango, qui se développe peu à peu, s’inspire principalement de la milonga argentine et des musiques de deux autres danses déjà citées : la habanera cubaine et le candombé africain. Malheureusement, bien peu de choses nous sont restées de ce tango des origines, qui était joué d’oreille et n’a donc pas laissé beaucoup de traces.

    Développement du tango : la Vieille Garde

    Vers 1900, la prostitution à Buenos Aires devient une véritable entreprise, prête à réaliser de nouveaux investissements plus conséquents. C’est ainsi que le piano, instrument coûteux, prend place dans l’ensemble de tango. C’est un mouvement massif : 18.000 pianos entrent à Buenos Aires entre 1901 et 1907.

    Déjà dès la dernière décennie du 19e siècle, certains établissements commencent à se spécialiser dans la musique de tango, en faisant l’impasse sur la danse. Des ensembles de tango professionnels s’établissent et commencent à jouir d’une certaine réputation dans les environs. Peu avant 1900, les premières partitions de tango sont écrites et éditées. Le tango se développe aussi en parallèle avec la technique d’enregistrement : le phonographe a été inventé en 1877 et on possède quelques enregistrements des premiers tangos, de qualité très imparfaite. En 1907, un nouveau pas est franchi : des tangos sont enregistrés à Paris par Villoldo et édités également en Allemagne, aux Etats-Unis, au Brésil.

    En 1908, dix ans après sa première apparition dans un ensemble de tango, le bandonéon, petit orgue portatif proche de l’accordéon, s’impose, et prend la place et le rôle de la flûte dans l’ensemble de tango. Les sonorités plaintives et sentimentales de cet instrument succèdent au ton espiègle et tapageur de la flûte, et donnent au tango l’identité qu’on lui connaît aujourd’hui encore. Très vite, le bandonéon devient l’instrument emblématique du tango.

    À partir de 1910, l’orchestre typique du tango prend forme et le style musical a ses fondements. Le trio – guitare, violon, bandonéon -, devenu quatuor depuis l’introduction du piano, devient un sextuor à partir de 1917 en incorporant une contrebasse et une flûte. Il faudra ensuite attendre les années 1940 pour voir encore l’orchestre monter à 11 musiciens.

    Les trois genres de tango

    Au niveau musical, trois sortes de tango se distinguent :

    • Le tango-milonga, uniquement instrumental et aux rythmes très marqués ;
    • Le tango-romanza : instrumental ou vocal, plus mélodique et lyrique, avec des paroles très romantiques ;
    • Le tango-canción : toujours vocal, accompagné par des instruments et très sentimental. Il exprime la vie d’une manière extrêmement pessimiste et fataliste.

    Au tango de cette époque (1900-1915), qui se développe dans les faubourgs, correspond toute une génération de musiciens et de compositeurs. Elle a été baptisée la "Vieille Garde", et son grand symbole est Villoldo. Angel Gregorio Villoldo (1868-1919) est ce qu’on appelle un "payador", c’est-à-dire un poète capable d’improviser des chansons en vers, en s’accompagnant à la guitare. Il gagne une certaine renommée, compose des chansons de tango qui sont reprises par les chanteuses au goût du jour, est l’auteur des premiers grands classiques de tango qui nous soient parvenus, comme le célébrissime El Choclo, en 1903. C’est également à cette génération de compositeurs que nous devons l’un des tangos les plus connus au monde : La Cumparsita.

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    Une reconnaissance progressive

    Peu à peu, la danse du tango se codifie et se complexifie, en intégrant des figures toujours plus sophistiquées. Dans un but de séduction, des fils issus de bonnes familles vont s’encanailler dans les bas-fonds et apprennent la danse, qu’ils introduisent ensuite dans les maisons closes de la bourgeoisie. C’est ainsi que le tango conquiert progressivement des couches sociales plus aisées de la société.

    Le tango, arrivé en Europe dès 1907 avec Villoldo, est introduit par des bourgeois en voyage dans des salons de Paris, où l’exotisme plaît beaucoup. Bien qu’il soit condamné par l’archevêque qui le juge indécent, il connaît un vif succès et devient très à la mode à partir de 1910. Comme Paris est à cette époque le grand centre culturel occidental, il conquiert rapidement toute l’Europe.

    La Nouvelle Garde (1920-1940)

    Julio de Caro et la Nouvelle Garde, un nouveau mouvement de compositeurs, une nouvelle génération qui succède à la Vieille Garde.

    À partir de 1920, Julio de Caro fonde la Nouvelle Garde, un nouveau mouvement de compositeurs, une nouvelle génération qui succède à la Vieille Garde. De Caro renouvelle le tango, en supprimant les références aux maisons closes, en l’adaptant aux salons chics. Il crée un tango plus réfléchi, plus écrit que celui de la Vieille Garde, avec un rythme plus calme et des arrangements savamment établis, où le bandonéon et le violon interprètent en alternance mélodies et contrechants rythmiques, où le piano est soliste, tandis que la contrebasse souligne la basse.

    Une autre figure importante de cette Nouvelle Garde est Osvaldo Nicolas Fresedo, qui invente de nouveaux effets, comme des staccatos pianissimo ou des solos de piano, mettant en évidence les contrechants du violon.

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    L’âge d’or du tango (1920-1935)

    L’âge d’or du tango (1920-1935)

    Carlos Gardel

    Ce sont surtout les chanteurs que l’on associe traditionnellement à la période de l’âge d’or du tango, bien que cette période soit en fait contemporaine de la Nouvelle Garde, qui pratique surtout un tango instrumental. Les chanteurs ont une importance prépondérante à cette époque : l’histoire retient ainsi des grands noms comme Corsini, Magaldi, Cobian, mais aussi et surtout le légendaire Carlos Gardel, dont la renommée était internationale. C’est l’industrialisation du disque et l’invention en 1910 du disque "quatre-vingts tours", rapidement amélioré, qui explique l’intérêt de cette époque pour le chant.

    Carlos Gardel est le grand mythe d’Argentine, auquel toutes les classes sociales se sont identifiées. De nombreux livres ont été écrits à son sujet, sur sa naissance mystérieuse et sa mort tragique en 1935, brûlé dans un accident d’avion, à laquelle certaines personnes ont toujours refusé de croire. Gardel a su apprendre de ses prédécesseurs les qualités requises pour bien chanter et en faire la synthèse. Il commence sa carrière dès 1912 par des chansons campagnardes créoles, en duo avec José Razzano. Puis, en 1925, le duo se sépare et Gardel s’attache à promouvoir le tango, en enregistrant des centaines de disques et en voyageant dans le monde entier. Il triomphe à Paris. Sa chanson se base sur des textes originaux de Alfredo Le Pera, sans l’argot et les spécificités de l’espagnol de Buenos Aires. Il a œuvré toute sa vie à se construire une carrière d’ambassadeur mondial du tango et il y est parvenu, en dépit de ses origines obscures.

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    Le tango après l’âge d’or

    Musée Maison de Carlos Gardel, Buenos Aires, Argentine
    Musée Maison de Carlos Gardel, Buenos Aires, Argentine © Walter Bibikow / Getty Images

    Avec la mort du mythe qu’était Gardel et le contexte politique de l’Argentine, défavorable au tango depuis un coup d’État en 1930, un renouvellement du genre s’impose pour dépasser ce qui a déjà été fait. La question qui fait débat à l’époque consiste à savoir si le tango doit rester une danse ou s’il peut s’autonomiser comme musique.
    Certains préconisent un retour aux origines, comme D’Arienzo, qui propose un tango gai au rythme bien marqué, laissant peu de place aux paroles, mais parfaitement dansable. D’autres musiciens des années 1940 préfèrent faire évoluer leur musique en fonction de la danse, tandis que d’autres encore décident d’abandonner totalement le tempo du tango dansé pour élaborer une nouvelle rythmique et créer des arrangements complexes et virtuoses qui mettent les instruments en valeur.

    Anibal Troilo marque une étape importante de l’histoire du tango. Compositeur, chef d’orchestre, tout grand virtuose du bandonéon, il s’est imposé comme le représentant du tango de cette époque en s’entourant des meilleurs musiciens et en se constituant une œuvre à la fois profondément enracinée dans la tradition du tango et novatrice, laissant sa place au chant comme à la danse.

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    Osvaldo Pugliese joue également un rôle majeur à la même époque. Son premier tango, Recuerdo, en 1924, s’impose déjà comme un chef-d’œuvre, et on y retrouve déjà son style. Pugliese se distingue par le déroulement imprévu de ses mélodies, ses rythmiques très marquées à deux temps et la modernité de ses harmonies. Son tango est dansable, mais peu recherché au niveau du chant. Il a amené le tango à des possibilités nouvelles au niveau de l’expression et a ouvert la voie aux compositeurs qui lui ont succédé, dont Piazzolla est le plus connu.

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    En 1955, le gouvernement nationaliste de Juan Perón, qui soutenait le tango et la musique argentine, tombe suite à un coup d’État. Les dictatures militaires se succèdent alors jusqu’en 1983. C’est un véritable coup dur pour le tango, car ces gouvernements préfèrent importer le rock and roll et contraignent les musiciens à l’exil : en 1955, il y avait 600 orchestres de tango en Argentine ; en 1976, il n’en reste plus que 10. C’est alors hors d’Argentine, en exil, que le tango se développe, renouant ainsi avec ses origines : l’immigration.

    Piazzolla et le Nuevo Tango

    Piazzolla et le Nuevo Tango

    Piazzolla (1921-1994), bandonéoniste virtuose, est le compositeur de tango le plus important et le plus célèbre de la seconde moitié du 20e siècle, au point d’éclipser parfois le reste de l’histoire du tango dans la mémoire collective. Et pour cause : il opère dans le tango la révolution qui avait déjà été préparée par ses prédécesseurs. Étant handicapé d’un pied, il n’aime pas la danse ; il va donc totalement en détacher la musique pour lui donner une complète autonomie et élever le tango au niveau de la musique classique. Passionné par le jazz, dont son œuvre s’inspire grandement, il va chercher à repenser le tango en se détachant de la tradition.

    En plus d'être un compositeur incontournable dans l'histoire du tango, Piazzolla était un interprète d'exception et maîtrisait le bandonéon.

    C’est dans l’orchestre renommé de Troilo que Piazzolla commence sa carrière. Il y restera jusqu’en 1944. Dans le même temps, il joue également ses propres compositions, mais elles sont alors controversées, car différentes de la conception de l’époque. En 1954, il part étudier la composition à Paris chez une élève du grand compositeur Maurice Ravel, qui l’encourage à composer du tango. De retour à Buenos Aires en 1957, il grave deux disques avec un octuor composé de deux violons, deux bandonéons, un piano, un violoncelle, une contrebasse et une guitare électrique pour donner une couleur moderne, ce qui provoque une polémique.

    En 1960, il fonde le quintette Nuevo Tango, et fait du Nuevo Tango un courant à part entière, qui constitue un tango de concert qui tend vers la musique classique et vers le jazz qu’il chérit tant. C’est dans cette décennie qu’il compose la majeure partie de son œuvre. En 1969, il compose "Balada para un loco" qui connaît un immense succès, ainsi que "Chiquilin de Bachin", puis en 1973, le célébrissime "Libertango". Il collabore avec de grands jazzmen comme Gerry Mulligan et avec des stars de la chanson comme Georges Moustaki.

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    Par la richesse de son œuvre, Piazzolla a contribué à redonner de l’intérêt pour le tango comme genre musical et – de manière paradoxale –, c’est grâce à sa présence sur les scènes du monde entier que le tango dansé a connu un regain d’intérêt dans les années 1980, après une période de délaissement. Il a influencé de nombreux compositeurs, comme Eduardo Rovira et Rodolfo Mederos.

    Postérité du tango

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    De nos jours, le tango continue de fasciner et d’évoluer, tout en continuant à se mélanger à d’autres styles, comme le jazz ou la musique juive. C’est le cas par exemple du groupe Gotan Project (où "Gotan" signifie "tango" en verlan) qui, en 1999, touche un tout nouveau public en créant un tango électro, mélange de tango et de musique électronique.

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