Sciences et Techno

La "destructologie", cette fausse science qui sert la répression russe

La "destructologie", cette pseudoscience utilisée par le pouvoir russe pour envoyer des artistes en prison.

© Getty

Par Johanne Montay

Avez-vous déjà entendu ce mot, en anglais, "destructology" (destructologie en français) ? Hé bien en Russie, cette pseudo-discipline est la base de l’expertise requise par l’accusation, lors d’un procès en cours contre une directrice de théâtre et une dramaturge du pays de Poutine.

La "destructologie" est une fausse science, non reconnue par la communauté scientifique russe. Elle a été inventée par Roman Suilantyev, qui se décrit comme "historien, chercheur en études religieuses et destructologue".

Il existe même aujourd’hui un laboratoire de "destructologie" depuis 2018, à l’Université Linguistique d’Etat à Moscou, cette discipline étant décrite comme une "science appliquée visant à étudier les formations destructrices les plus dangereuses d’un point de vue global".

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Le théâtre en procès

Le 4 mai, la metteuse en scène Evguénia Berkovich et l’autrice Svetlana Petriitchouk ont été arrêtées, sous prétexte que leur pièce de théâtre intitulée "Finist, le brave Faucon", était une apologie du terrorisme et faisait la "promotion de l’idéologie du féminisme radical". Cette pièce, doublement primée, raconte l’histoire d’une femme russe, recrutée sur internet par un islamiste en Syrie, l’épouse et le rejoint là-bas.

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Berkovich, 38 ans, a été placée en détention préventive pendant 2 mois, jusqu’au 4 juillet. Elle a deux filles adoptées et handicapées, mais le juge n’a pas accepté qu’elle soit assignée à résidence pour s’en occuper. Elle risque une peine allant jusqu’à 7 ans de prison.

Cette pièce a remporté deux Masques d’Or l’année dernière en Russie, la prestigieuse récompense décernée par l’Union théâtrale de Russie. Elle a été jouée pour la première fois en décembre 2020. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que sa metteuse en scène et son auteure sont mises en accusation. Le théâtre Maly, à Saint-Petersbourg, a été mis sous scellés.

"Une nouvelle science ne naît pas parce que quelqu’un la proclame"

Cette arrestation repose sur un rapport, commandé à un trio de "destructologues", rapport basé sur une soi-disant "expertise destructologique" : Roman Suilantyev, cité ci-dessus, Galina Khizriyeva ("linguiste destructologue") et Elena Zamyshevskaya ("destructologiste, psychologue clinicienne, sociologue"). Tous trois sont affiliés à l’Université Linguistique d’Etat de Moscou.

En réaction à cette convocation d’une pseudoscience pour justifier cette double arrestation, un groupe de scientifiques a publié une lettre ouverte, qui nous a été transmise par Anna Kuleshova, présidente du Conseil russe d’Ethique des Publications scientifiques : "La destructologie ne figure pas dans les domaines normatifs de la science et de l’enseignement qui sont reconnus officiellement en Russie. Elle n’apparaît pas également dans le milieu scientifique international. Les publications sur le sujet sont limitées par les ouvrages d’un seul auteur (de Roman Silantyev)", écrivent les signataires, parmi lesquels bon nombre d’académiciens membres de l’Académie russe des Sciences.

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"Une nouvelle science ne naît pas parce que quelqu’un la proclame (comme dans le cas avec la destructologie), mais en faisant des découvertes reconnues par la communauté scientifique. Cela ne s’est pas produit. Et dans ce cas, la destructologie ressemble à telles pseudosciences comme la somatypologie (divination par la forme du corps), le Design Humain (nouvelle astrologie) et la génétique linguistico-ondulatoire (ADN-hologramme).

La participation des personnes avec des vues pseudoscientifiques et antiscientifiques aux analyses humanitaires pour les audiences est inacceptable. Ainsi ces analyses induisent en erreur. Nous notons en particulier que cela s’accompagne d’une augmentation des centres pareils au "​ Laboratoire de destructologie​ " qui réunit des personnes avec des vues pseudoscientifiques mais qui reçoivent des commandes pour des expertises officielles publiques ce qui mène à la légitimation des domaines pseudoscientifiques."

Répression accrue et résistance

Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie exerce une répression accrue sur la scène culturelle russe, mais aussi sur la science. L’affaire visant Evguenia Berkovitch et Svetlana Petry Petriïtchouk est partie de la dénonciation d’un groupe ultranationaliste. Des perquisitions ont même été menées chez la mère et la grand-mère de la metteuse en scène. Le monde du théâtre russe a également réagi : une pétition diffusée par le journal dissident russe Novaya Gazeta et appelant à leur libération a récolté 16.000 signatures. Parmi les signataires, le rédacteur en chef du journal, lauréat du Prix Nobel de la paix 2021, Dmitri Muratov, qui a également publié une vidéo en russe sur Youtube en soutien aux deux femmes de théâtre.

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