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La Conversation : Beatrice Rana et l'organisation de la folie

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Par Camille De Rijck via

La pianiste italienne se produira en récital ce 24 septembre à la Salle Philharmonique dans la série des Pianistes 5 étoiles de l'OPRL.

Jeune bête fauve de concours, elle s'est libérée de la frénésie des compétitions pour puiser en elle, dans le rapport solitaire qu'elle entretient aux œuvres, une sorte d'obsession de recherche ; ou comment se découvrir dans le rapport quotidien aux partitions.

Son enregistrement déjà mythique des Variations Goldberg fut pour elle ce moment de rupture, où le piano n'était plus frénésie, ivresse, mais au contraire, un miroir fendillé derrière lequel on parvient à se deviner. 

Elle a récemment enregistré dos-à-dos les concertos pour piano de Clara Wieck et de son époux Robert Schumann, sous la direction de Yannick Nézet-Seguin.

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Verbatim de La Conversation

Retranscription de larges extraits de l'émission.

"Ce fut un projet fort intéressant que de coupler les concertos de Clara Schumann et de Robert Schumann. Je ne connaissais pas le concerto de Clara Schumann (et il vaudrait mieux dire que c'est le concerto de Clara Wieck, car lorsqu'elle a écrit ce concerto, elle n'était pas encore mariée et elle était en fait une adolescente.) Comme on l'entend dans la musique, il s'agit d'une partition faite de beaucoup de passion et d'excitation. Et il ne faut pas oublier qu'elle était elle-même une excellente pianiste. Le concerto pour piano est donc un véritable défi. Mais pour moi, il était très intéressant de mettre en perspective ces deux concertos, car je trouve amusant de constater que le premier à avoir été écrit, est le concerto de Clara. Ensuite, Robert est arrivé des années plus tard et il en a repris certaines idées, en raison du grand respect, de l'admiration et de l'estime qu'il avait pour elle. J'aurais aimé qu'elle continue à composer, car elle a arrêté bien trop tôt. Je pense que ce concerto mérite vraiment d'être joué et écouté plus souvent."

Programme du 24 septembre à la Salle Philharmonique

"Chaque fois que je décide d'un programme de récital, j'essaie de trouver un fil rouge caché qui peut vraiment se manifester de la première à la dernière note. Parfois, c'est plus évident, parfois c'est à un niveau moins conscient. Dans ce cas, j'ai été inspirée, bien sûr, par le chef-d'œuvre du programme : la Sonate de Liszt. 

La Sonate Liszt est l'une des plus grandes œuvres romantiques de la littérature pianistique, elle s'inspire d'un autre thème romantique très important : l'histoire de Méphistophélès et du Docteur Faust. Cette sorte de damnation et de salut se retrouve donc dans l'ensemble de l'œuvre et constitue une narration importante. D'une certaine manière, j'ai décidé de créer une première partie constituée d’une sorte de bouquet de pièces qui pourrait annoncer la seconde partie. Il y a trois moments importants : la tragédie, la-mort-et-la-résurrection et le salut. 

J'ai essayé de construire ce triptyque avec dans la première partie trois compositeurs : le premier est Scriabine, et c'est pourquoi j'ai choisi la Fantaisie en si mineur, qui est une pièce de jeunesse. C’est une musique si tragique, pleine de couleurs et pleine de désespoir aussi. La deuxième partie du triptyque est le Castelnuovo-Tedesco avec cette si belle œuvre : Cipressi. Il s'agit d'un arbre typique de la Toscane, mais aussi des cimetières italiens. D'une certaine manière, c'est un symbole de la mort. Pour moi, l’œuvre représente le milieu de la sonate et la troisième partie du triptyque. 

Ensuite, j’ai décidé de jouer quelques pièces de Debussy : deux préludes, dont les titres eux-mêmes sont suggestifs. Et L’Isle Joyeuse, bien sûr, c'est l'île, non seulement dans le sens réel du monde, qui est l'île réelle, mais aussi comme une île psychologique de bonheur qui existe pour tout le monde. Et d'une certaine manière, c'est le salut et la fin heureuse que l'on retrouve aussi dans la dernière Sonate."

Son enregistrement mythique des Variations Goldberg

"Il est toujours difficile de parler de certains types de décisions. Pour moi, les Goldberg, bien sûr, ont été un très grand pas dans ma vie artistique, parce que je sortais de ma période de concours. 'ai commencé ma carrière grâce aux concours et au répertoire de concours. Et quand j'ai terminé le Van Cliburn, j'ai réalisé que je n'avais plus besoin de passer par ces épreuves. Ensuite, je me suis vraiment demandé ce que je voulais faire. Et la première réponse pour moi furent Les Variations Goldberg. 

Ces années de préparation des Goldberg ont été des années extraordinaires pendant lesquelles j'ai vraiment essayé de trouver ma voix intérieure, sans me soucier des concours, des demandes des professeurs ou de quoi que ce soit d'autre. Donc, en tant que processus artistique, elles représentent un véritable pas en avant. Et bien sûr, aborder une telle musique pour quelqu'un d'aussi jeune reste un défi. 

Mais ce fut un moment précis de ma vie sur lequel je devrai absolument revenir ; je reviendrai à cette musique à un moment donné parce que j'ai aimé l'expérience non seulement de jouer l’œuvre, mais aussi de me découvrir en tant que musicienne dans cette partition et de la triangulation avec le public. Dans un monde où tout va si vite et où nous n'avons jamais le temps pour quoi que ce soit, se concentrer même sur un petit détail, juste avoir la possibilité d'expérimenter cette méditation sur un petit thème vibrant est une expérience qui est immensément puissante."

La Sonate de Liszt

"Lorsque nous affrontons ce genre de montagnes, la montagne est d'abord intérieure, car il s'agit de trouver la force, la concentration, le pouvoir de confronter la montagne. Bien sûr, c'est un voyage intérieur. Et aussi, le fait de présenter une œuvre sur scène est complètement différent de la pratique de studio. Quand je répète, devant mon piano, bien sûr, je me concentre sur certains détails ou certaines idées. Mais lorsque l’œuvre arrive sur scène, c'est un peu comme si le bébé devenait vivant. Il se prépare pour le public. Et ce moment de révélation signifie également un moment de révélation de moi-même. C'est très difficile à expliquer. C'est un processus tellement difficile et personnel. Mais chaque fois que je monte une pièce sur scène, je découvre une autre partie de moi-même."

Les dernières mesures du concerto de Robert Schumann

"Les dernières mesures du concerto de Schumann sont l'un des plus beaux moments de l'histoire de la musique. Pour moi, le concerto de Schumann est l'une des pièces les plus incroyables jamais écrites. Tout d'abord, parce qu'il ne s'agit pas d'un concerto au sens propre du terme, mais plutôt d'une grande œuvre de musique de chambre. Mais aussi parce qu'en général, le concerto avec un orchestre est d'une certaine manière un processus d'affirmation de la vie. C'est aussi un moyen de montrer sa virtuosité, sa dextérité et tout ce qui s'ensuit. Mais avec le concerto de Schumann, chaque note du piano et de l'orchestre sont un morceau de poésie. Je pense que toute cette poésie atteint un niveau incroyable dans la dernière coda, dans les dernières lignes, c'est toujours très émouvant parce que ce n'est pas un morceau que l'on compose dans la jeunesse. Mais d'une certaine manière, il y a toujours cette excitation et cet amour de découvrir le monde et de s’adresser au monde à travers la musique."

Sur les pianos que l'on rencontre dans sa vie

"Il y a parfois de sacrées aventures avec des pianos. Et c'est la partie délicate de notre profession ; le fait est que le piano est un instrument très délicat parce que c'est un instrument tellement sophistiqué que très souvent, nous, les pianistes, nous ne connaissons pas l'instrument dont nous jouons parce qu'il y a tellement de détails et tellement de petites pièces qui peuvent faire la différence. C'est donc quelque chose d'incroyable. Et honnêtement, je dois dire que je suis généralement très heureuse de jouer les pianos en Europe. Ce que je trouve parfois difficile, c'est de jouer des pianos en Amérique, parce que les pianos américains sont très différents de notre son et de notre mécanique. Il y a donc parfois des concerts plus fatigants que d'autres."

Sur Scriabine et sur sa folie

"Scriabine était totalement fasciné par Chopin et par l'écriture de Chopin. Et si je pense, par exemple, à l'étude en do dièse de Scriabine, l'opus deux, la toute première composition qu'il a écrite s'inspire de cette étude. Il y a cette fascination pour les couleurs et la puissance de l'harmonie. Il y a donc un lien très fort. Je dirais qu'il faut organiser la folie parce que c'est un compositeur qui, d'une certaine manière, est complètement fou. Si vous écoutez les premières compositions, comme la Sonata Fantaisie que j'ai enregistrée ou la Fantaisie que je vais jouer à Liège, la folie est encore modérée. Mais si je pense aux dernières sonates ou aux dernières pièces, elles sont complètement folles. Plus on s'enfonce dans cette musique, plus on s'aperçoit qu'il y a une organisation incroyable et une structure incroyable dans cette folie. La folie n'est donc pas tant dans la structure et l'architecture que dans l'inspiration, dans l'image qu'il crée et dans les couleurs qu'il tire du piano. Il y a une utilisation du piano qui n'existe chez aucun autre compositeur. Je me souviens très bien, il y a quelques années, avoir joué la 10e sonate lors d'un concert. Pour moi, ce fut un moment d'extase totale parce que la musique était si intense et exigeait une telle concentration qu'elle m'amenait à une autre couche de couleurs et de conscience qui créait, je ne sais pas, une sorte d'expérience qui ne s'est jamais produite dans ma vie avec aucun autre compositeur."

Vers la flamme

"Lorsque j'ai commencé à travailler cette œuvre de Scriabine, j'ai voulu en savoir plus sur et j'ai commencé à pratiquer et à lire et j’ai appris par exemple qu’en composant ses trilles, Scriabine voulait donner l’impression d'insectes rayés par le soleil. Effectivement, trop s’approcher de la réalité de cette sonate, c’est courir le risque de se brûler."

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