Chronique littérature

La Britannique Deborah Levy remporte le Prix Fémina étranger 2020 pour "Le coût de la vie"

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Par Sophie Creuz via

Sophie Creuz nous présente le roman qui vient de recevoir le Prix Fémina étranger, un roman personnel : Le coût de la vie de Deborah Levy.

Que coûte une vie de femme divorcée avec deux grands enfants ? Deborah Levy n’est pas tout à fait dans la nécessité, c’est une dramaturge, romancière, professeure de lettres britannique reconnue, bardée de récompenses littéraires et jouée au Royal Shakespeare Company. Elle ne nous donne d’ailleurs pas un roman social sur la condition des mères célibataires. Non, elle compose une œuvre, qui est à la fois un récit, un essai, une réflexion sur ce que c’est être une femme aujourd’hui, et en quoi, passer par l’écriture de soi permet de se découvrir et même de se recréer.

Le divorce comme point de départ de l’écriture

Son divorce à l’âge 50 ans est le point de départ de ce triptyque à venir qui comporte déjà deux volets. Le premier s’intitule de manière éloquente "Ce que je ne veux pas savoir".

Les premières lignes de celui-ci sont un peu agaçantes, car elle n’y parle que de contrariétés domestiques, sans aucun ressenti. Mais très vite, l’intelligence de son regard sur sa vie, son ironie, son élégance l’emportent, avec l’exigence qu’elle met à dégager la moelle de l’existence, qui prend alors le pas sur son emploi du temps ordinaire. Il y a cette attention qu’elle porte à ses élèves notamment, celles qui se dénigrent, ou se mettent à pleurer, ou lui font un petit cadeau, quand elle leur dit combien elles sont talentueuses. Qu’est-ce que cela nous dit des jeunes femmes d’aujourd’hui ?

Le regard que l’on porte aux femmes et que les femmes portent sur elles

Le fait de se retrouver seule l’amène à s’interroger sur le regard que l’on porte sur les femmes mais aussi sur le regard que les femmes se portent à elles-mêmes. Auparavant elle était – en plus d’être écrivaine – la garante du foyer, et là, seule dans son appartement, la voici obligée de prendre soin d’elle-même, de se regarder pour elle-même, de retrouver le singulier qui était englobé dans le pluriel d’une famille et qui dépendait de l’attention qu’on lui accordait ou non. Elle retrouve par exemple un monologue écrit à 26 ans dans lequel celle qui parlait écrivait "ça". Ça parle, "ça" vit, de manière indéfinie, abstraite. Mais relisant Emily Dickinson, Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, elle récupère le "Je" de la narratrice, avec humour, par des anecdotes amusantes ou apparemment insignifiantes et qui pourtant sont très parlantes.

Par exemple, alors qu’elle se débat avec son vieil ordinateur défaillant, un informaticien indien à l’autre bout du monde lui écrit "je suis là pour vous aider" – et cette petite phrase commerciale, lue dans la nuit solitaire londonienne, brille d’autant plus que ce "Je suis là" clignote sur l’écran sur le point de s’éteindre. Une ironie qui lui fait se rendre compte de la fragilité du moi, du soi, et l’invite à déconstruire le mythe de la femme. Elle ne se retrouve plus dans "la féminité, telle que décrite par les hommes et jouée par les femmes". Même si elle s’obstine à porter un collier de perles dans la cabane de jardin que lui prête une amie pour écrire, en compagnie un congélateur qui ronronne, quand Keats, Heidegger ou Lord Byron dit-elle, avaient eux un poêle à bois plus inspirant pour écrire leur grand œuvre.

Deborah Levy a une belle manière de raconter, avec un humour "so british", entre détails piquants et réflexions saisissantes qui n’ont l’air de rien. Ainsi, parlant d’une collègue à la longue chevelure noire, une universitaire réputée dans le domaine des sciences politiques, qui est assise à ses côtés en train d’écrire d’un air concentré, Deborah Lévy, raconte que, curieuse de voir cette pensée en plein exercice en train de naître dans un taxi, là, sous ses yeux, elle se penche un peu et déchiffre discrètement par-dessus l’épaule de sa voisine : "avocat, citrons verts, tomates". La spécialiste des totalitarismes écrivait sa liste de course avec le même sérieux que l’on met à composer une thèse. Et c’est peut-être aussi cela le talent féminin, mettre autant de sérieux à se faire plaisir qu’à faire avancer la pensée.

"Le coût de la vie" de Deborah Lévy est paru aux éditions du Sous-Sol.

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