Guerre en Ukraine

La Biélorussie, base arrière et vassal de plus en plus soumis de Moscou

Alexander Loukachenko et Vladimir Poutine, le 18 février 2022

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Par Daphné Van Ossel

Depuis le début de la guerre en Ukraine, on la décrit comme la "base arrière de la Russie". La Biélorussie. A l’amorce du conflit, c’est de Gomel que sont parties les troupes russes en direction de Kiev. Des missiles russes ont aussi été lancés à partir de son territoire, des avions russes transitent par ses aéroports militaires, tandis que ses hôpitaux soignent les soldats de Poutine blessés au front (voir la vidéo ci-dessous, postée par le média d’opposition Nexta, qui indique qu’il s’agit de blessés russes amenés à Gomel ou Mozyr).

Son implication dans la guerre ne fait aucun doute, même si elle ne s’est pas (encore) concrétisée par l’envoi de troupes.

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La Biélorussie (aussi appelée Bélarus) et ses 9 millions d’habitants sont coincés entre le grand voisin russe (950 km de frontière commune), la Lettonie, la Lituanie, la Pologne (tous trois membres de l’OTAN) et l’Ukraine. On y parle principalement le russe, même si le biélorusse a connu un regain d’intérêt depuis les années 2010.

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"Dernière dictature d’Europe"

Mais dans la carte d’identité du pays, un nom écrase tout : celui d’Alexandre Loukachenko. C’est lui qui lui vaut le surnom de "dernière dictature d’Europe". Il dirige le pays (d’une main de fer) depuis 1994, soit trois ans après la chute de l’URSS et l’indépendance de la Biélorussie. Il est régulièrement décrit comme le vassal de Vladimir Poutine.

Alexander Loukachenko, le 17 février 2022, assiste à des exercices militaires conjoints de la Biélorussie et de la Russie.
Alexander Loukachenko, le 17 février 2022, assiste à des exercices militaires conjoints de la Biélorussie et de la Russie. © AFP or licensors

"Depuis qu’il est au pouvoir, commente Ekaterina Pierson-Lyzhina, chercheuse au Centre d‘étude de la vie politique (Cevipol – ULB), il a fait tout le contraire de ce qui avait été fait durant les trois premières années d’indépendance, il a repris un drapeau inspiré de l’époque soviétique, il a révisé les manuels d’histoire pour les aligner sur la vision russe…"

En 2014, pourtant, il refuse de reconnaître formellement l’annexion de la Crimée. Il se présente alors comme un médiateur, en accueillant les pourparlers russo-ukrainiens dans sa capitale, où furent signés les accords de Minsk. Il se rapproche même, entre 2015 et 2020, de l’Union européenne, qui finance alors une série de projets publics (modernisation des infrastructures etc.) en Biélorussie.

Il louvoie entre rapprochement occidental et fidélité à la Russie.

En 2020, réélection frauduleuse et rupture avec l’Occident

Mais en août 2020, après 26 ans au pouvoir, Alexandre Loukachenko est réélu pour un sixième mandat à la suite d’élections frauduleuses. Il réprime ensuite, très lourdement, le mouvement de contestation sans précédent qui s’ensuit. L’Union européenne lui inflige des sanctions. Le seul soutien qui lui reste alors n’est autre que Vladimir Poutine.

"S’il s’est maintenu au pouvoir, c’est en grande partie grâce à Poutine", affirme la chercheuse au Cevipol.

S’il s’est maintenu au pouvoir, c’est en grande partie grâce à Poutine.

"Ce soutien russe, qui s’est notamment traduit par des prêts, s’est cependant payé au prix de l’indépendance de la Biélorussie. La souveraineté du pays s’est graduellement érodée tandis que son isolement s’accroissait", complète Milàn Czerny, chercheur à l’Université d’Oxford, sur le Grand continent.

Ce soutien russe s’est cependant payé au prix de l’indépendance de la Biélorussie.

L’épisode du détournement d’un avion reliant Athènes et Vilnius, survolant la capitale biélorusse avec un opposant à son bord, a notamment contribué à cet isolement. De même que la crise migratoire provoquée par la Biélorussie en Pologne et en Lituanie.

La tutelle russe

Signe de cette perte de souveraineté : la création de centres d’entraînement militaire russes en Biélorussie. "Ils ont servi de prétexte à la Russie pour établir une présence militaire permanente en Biélorussie, et ce alors que, jusque-là, Loukachenko avait tout fait pour éviter l’installation d’une base militaire en Russie", explique Ekaterina Pierson-Lyzhina.

C’est ainsi qu’au mois de février dernier, 30.000 militaires russes (selon les Occidentaux) ont pu être déployés en Biélorussie, à la base pour des “exercices militaires”.

Capture d’écran d’une vidéo publiée par le ministère de la Défense russe, montrant les exercices militaires conjoints de la Russie et de la Biélorussie, en février 2022.
Capture d’écran d’une vidéo publiée par le ministère de la Défense russe, montrant les exercices militaires conjoints de la Russie et de la Biélorussie, en février 2022. © AFP or licensors

Le 27 février 2022 fut une autre étape dans la soumission de la Biélorussie. Alors que l’invasion de l’Ukraine avait commencé, le pays a adopté une nouvelle Constitution. Ce nouveau texte ne comporte plus le principe de neutralité de le l’Etat, et il n’empêche plus le pays d’accueillir des armes nucléaires sur son sol. La possibilité est donc là, pour la Russie, d’y installer des missiles nucléaires.

La nouvelle Constitution octroie par ailleurs une immunité judiciaire à vie aux anciens présidents, et permettra à Loukachenko de rester au pouvoir sous un nouveau titre. Elle a été adoptée via un référendum, dont la validité est contestée.

Alexander Loukachenko vote lors du référendum sur la Constitution, le 27 février 2022.
Alexander Loukachenko vote lors du référendum sur la Constitution, le 27 février 2022. © Tous droits réservés

Opposition politique et opposition à la guerre

Le jour du vote, pour la première fois depuis décembre 2020, les Biélorusses sont descendus dans la rue, raconte la spécialiste de la Biélorussie, chercheuse au Cevipol. "Ils scandaient des slogans anti-guerre devant les bureaux de vote. Certains en ont aussi écrit sur leur bulletin de vote." Des centaines de personnes ont été arrêtées.

"L’opposition en exil (menée par l’opposante Svetlana Tikhanovskaïa, ndlr) instrumentalise la guerre pour offrir un nouveau souffle à la lutte contre Loukachenko. Ils ont transformé ce vote en un vote aussi bien contre le président que contre la guerre.” Selon Ekaterina Pierson-Lyzhina, c’est aussi l’opposition qui est à l’origine des actes de sabotage du rail biélorusse destinés à freiner l’acheminement des armes russes. "En 2020, c’était déjà utilisé comme un acte de protestation contre les autorités."

Un peuple pacifiste

Mais qu’ils soient pour ou contre Loukachenko, les Biélorusses sont majoritairement anti-guerre. Anna Colin Lebedev, enseignante-chercheuse à l’Université Paris Nanterre, spécialiste des sociétés postsoviétiques, rappelle sur Twitter : "Les Biélorusses ont reçu depuis 2014 une information plus équilibrée que les Russes sur ce qui se passait en Ukraine. Même s’ils se sentaient plutôt proches de la position russe, le sentiment dominant était que cette guerre ne [les] concernait pas."

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" Les populations ukrainiennes et biélorusses ont entretenu des relations de bon voisinage, ajoute-t-elle, avec une sympathie mutuelle et pas de gros différends à résoudre."

Par ailleurs, le pays a une tradition plutôt pacifiste. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été ravagé et il a compté de nombreuses victimes. L’idée d’éviter la guerre à tout prix s’est transmise de génération en génération.

Double discours

"Même le président Loukachenko jure qu’il ne va pas envoyer de troupes en Ukraine, explique Ekaterina Pierson-Lyzhina. Il dit lui-même : ‘Ce n’est pas notre conflit’. Mais son discours est très ambigu parce qu’il ajoute aussi ‘mais s’il faut je le ferai’. Il a un double discours qui s’adresse à la fois à ses soutiens biélorusses qui ne veulent pas d’une participation à la guerre et au Kremlin, pour lui assurer sa loyauté."

Des officiels américains ou ukrainiens ont déjà annoncé que des troupes biélorusses s’apprêtaient à intervenir, sans que cela ne se concrétise, pour le moment. Anna Colin Lebedev, citant l’expert militaire biélorusse Yahor Lebiadok, explique que l’armée biélorusse devrait se reposer sur un nombre important de conscrits, pas forcément motivés, que, par ailleurs, elle bénéfice d’un financement modeste, et que ses chars sont à l’arrêt depuis longtemps.

Il est donc improbable que la participation de l’armée biélorusse consolide la position militaire de la Russie en Ukraine.

"Il est donc improbable que la participation de l’armée biélorusse consolide la position militaire de la Russie en Ukraine. Elle risque plutôt de générer de nouveaux problèmes et créer une nouvelle zone d’instabilité pour les pouvoirs russe et biélorusse", conclut Anna Colin Lebedev, qui rappelle que, vu les tensions internes du pays (contestation-répression), le combat anti-Loukachenko pourrait fusionner avec le combat contre la Russie.

Médiateur agresseur

Jusqu’à présent donc, Loukachenko, tout en offrant une base arrière à l’offensive russe, a évité de prendre directement part au conflit, et tenté de s’imposer à nouveau comme médiateur. Les premières négociations russo-ukrainiennes ont d’ailleurs eu lieu en Biélorussie, mais elles se déroulent désormais en Turquie.

Négociations russo-ukrainiennes, le 28 février 2022, dans la région de Gomel.
Négociations russo-ukrainiennes, le 28 février 2022, dans la région de Gomel. © Tous droits réservés

La Biélorussie n’est pas assez neutre, contrairement à ce qu’elle prétend. "Elle est à présent perçue comme un agresseur, ce n’était pas le cas en 2014", analyse Ekaterina Pierson-Lyzhina.

Dépendance économique

Les sanctions européennes lui sont d’ailleurs infligées, à elle aussi. "Elles sont plus faibles que vis-à-vis de la Russie mais, à travers elles, les Européens veulent éviter que la Russie ne contourne l’embargo via la Biélorussie. Le pays risque de souffrir à la fois de ces sanctions, et de la diminution du pouvoir d’achat en Russie qui est son principal débouché."

L’économie biélorusse est déjà très dépendante de la russe. Cela risque de s’accentuer à l’avenir. "Les Russes pourraient conditionner une éventuelle aide à la reprise en main des grandes entreprises biélorusses, qui sont aux mains de l’Etat, et donc de Loukachenko. Ce dernier perdrait alors toute autonomie. Je n’exclus même pas l’introduction du rouble russe en Biélorussie !"

La "vassalisation" de la Biélorussie est donc à la fois militaire, politique et économique et elle risque encore de se renforcer.

Retrouvez toutes les informations sur la guerre en Ukraine ici.

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