Dans son livre “La familia grande”, paru le 7 janvier, la juriste française Camille Kouchner accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d'avoir violé son frère jumeau lors de leur adolescence. Des révélations qui ont, une nouvelle fois, mis le sujet de l’inceste à la Une des médias. Assisterait-on à un MeToo de l’inceste ?
Peut-être bien, confirme la juriste Miriam Ben Jattou qui a fondé l’association belge Femmes de Droit. “Mais comme pour le mouvement MeToo sur les agressions sexuelles en 2017, je préfère dire qu’on commence à écouter les victimes plutôt que de dire qu’elles commencent à parler. Car les victimes ont toujours parlé. Pourtant, on a l’impression à chaque fois que la société redécouvre ce sujet”, observe-t-elle.
L’ampleur du phénomène
L’association Femmes de Droit accompagne des femmes sur des sujets juridiques. Une grande partie de celles qui consultent pour connaitre leurs droits, sont concernées par les violences sexuelles et l’inceste. C’est le cas de Miriam Ben Jattou elle-même. “Je suis une victime d’inceste et une survivante. Je tiens à utiliser le mot “victime” car non, on ne victimise pas. On est victime, ce n’est pas de notre faute. Me reconnaitre victime, c’est déjà faire un pas dans le soin, dans la réparation”.
L’autrice Alexandra Coenraets a également été victime d’inceste. Elle est sortie de l’amnésie traumatique en 2005. L’amnésie traumatique est un mécanisme, bien étudié, de défense du cerveau qui refoule les souvenirs pour se protéger et qui explique pourquoi, dans certains cas, les victimes ne peuvent en parler qu’à l’âge adulte. Avant cela, elles ne se souviennent pas des faits. “Un mois avant mon anniversaire de 30 ans, j’ai commencé à voir des flashs. A me rappeler. Je n’ai pas de mots pour décrire ce moment. Cela a tout emporté. Tout de suite, j’en ai parlé autour de moi. Je devais le faire”.
Les victimes ont toujours parlé. Pourtant, on a l’impression à chaque fois que la société redécouvre ce sujet
Lorsque les deux femmes en parlent autour d’elles, d’autres victimes se confient. Elles découvrent alors l’ampleur du phénomène. En France, l’association Face à l’inceste dénombre 6,7 millions de victimes. Il n’existe pas de chiffres officiels concernant les actes incestueux en Belgique. “Mais c’est très fréquent. On estime que deux à quatre élèves par classe sont concerné.es”, soutient Miriam Ben Jattou. En Belgique, pour l’année 2019, l’asbl SOS Inceste Belgique a compté 1.255 appels téléphoniques, 453 entretiens et 61 nouveaux dossiers ouverts.
Cette association de référence est spécialisée depuis 1989 dans l’accueil, l’écoute et l’accompagnement des victimes. “Il est important de dire que nous recevons des personnes venant de tous les milieux économiques, culturels ou confessionnels. Il n’y a pas de famille typique, cela se passe partout”, précise Lily Bruyère, la présidente de SOS Inceste.
Pas dans le Code pénal
Comme les violences sexuelles en général dans notre société, l’inceste reste largement impuni en Belgique. Selon la juriste Miriam Ben Jattou, des peines avec sursis sont fréquemment prononcées dans les affaires d’inceste. Le 8 janvier, un père a été condamné à 4 ans avec sursis par le tribunal de Verviers pour des viols sur sa fille, qu'il a fini par reconnaitre même s'il a essayé de rejeter la responsabilité des violences sur la victime.
Actuellement dans la loi belge, seul le code civil interdit l’inceste, dans le cadre d’un mariage entre un père et sa fille ou un frère et une sœur par exemple. Le Code pénal, lui, parle de viol ou d’attentat à la pudeur avec la circonstance aggravante qu’il est commis par un ascendant et une personne qui a autorité sur la victime. Il n’y est donc pas clairement fait référence à l’inceste.
“Ce n’est pas normal, explique Miriam Ben Jattou. La circonstance aggravante, c’est comme si on ajoutait quelque chose mais la base reste la même. Ce n’est pas comme cela que fonctionne l’inceste, les mécanismes d’agression sexuelle sur des mineurs sont différents que le viol sur une personne adulte”.
Les agressions sexuelles, que l’on soit adulte ou enfant, sont les crimes les plus impunis du Code pénal
“Pour l’instant, dans la prise en charge pénale d’une agression sexuelle ou d’un attentat à la pudeur, ce qui est considéré comme la base, c’est l’agression par un inconnu sur un parking, la nuit. Or, la plupart des agressions sexuelles ne se passent comme ça, cela se produit à l’intérieur des foyers, dans les familles. On ne sort pas d’un inceste pour courir chez le médecin récolter les preuves et les fluides, noter les lésions, etc. Résultat : les agressions sexuelles, que l’on soit adulte ou enfant d’ailleurs, sont les crimes les plus impunis du Code pénal”.
“Classé sans suite”
A 10 ans, en 1994, Miriam Ben Jattou a porté plainte pour la première fois. “Rien ne s’est passé”, se souvient-elle. A l’âge adulte, elle porte plainte en 2009, puis complète sa plainte en 2018. “L’année passée, j’ai reçu un courrier du procureur du roi qui m’informe que les faits sont vieux et que l’affaire sera classée sans suite. J’ai porté plainte en 1994. C’est d’autant plus grave que les auteurs sont souvent multirécidivistes et qu’il y a d’autres victimes. Il faut écouter celles qui parlent pour potentiellement protéger les autres. Avec les autres cas que je suis en tant que juriste, j’en viens à douter de la justice. Vous vous rendez compte, alors que je suis la fondatrice d’une association qui s’appelle " Femmes de droit" ?”
Ce sont des adultes qui traitent des enfants comme des objets sexuels et pas comme des sujets. Il n’y a pas d’inceste sans emprise, sans manipulation et sans violences psychologiques
Cette absence de l’inceste nommément dans le Code pénal est aussi un problème pour les associations spécialisées, comme SOS Inceste. “La situation actuelle ne tient pas compte des spécificités de l’inceste. On souhaite qu’il soit reconnu, au niveau législatif, que l’inceste est un crime contre l’enfance”, indique Lily Bruyère.
L’imprescriptibilité en question
Le 7 novembre 2019, la Chambre approuvait l’imprescriptibilité des délits sexuels graves sur mineurs. Était supprimé tout délai au terme duquel les auteurs de tels délits ne peuvent plus être poursuivis. Cette imprescriptibilité avait directement été attaquée comme étant “émotionnelle”. En juillet 2020, l'Association Syndicale (francophone) des Magistrats a introduit un recours en annulation de cette loi devant la Cour constitutionnelle.
“On a mis 30 ans à avoir cette loi. Même si elle est contestée aujourd'hui, je trouve cela positif qu’un grand nombre de parlementaires en aient compris le sens”, analyse Lily Bruyère. L’imprescriptibilité importe beaucoup à Alexandra Coenraets, qui n’a pas pu porter plainte à temps contre ceux qu’elle appelle “ses géniteurs” à cause de l’amnésie traumatique. “J’ai porté plainte en 2012, je savais que les faits étaient prescrits. Quand j’ai reçu la lettre officielle, cela m’a tout de même fait comme un coup de poignard dans le ventre. Je n’avais pas prévu que cela me ferait un tel effet”, témoigne-t-elle.