Sophie Creuz nous parle de L’impitoyable aujourd’hui, titre d’un livre signé Emmanuelle Loyer qui paraît chez Flammarion.
C’est le livre d’une lectrice, une lectrice avertie, qui trouve dans les œuvres littéraires, à la fois un refuge et un éclairage sur notre place dans le monde, et sur cette modernité qui nous oblige, nous oppresse et nous englue. Elle avait lu quelque part cette expression :"l’impitoyable aujourd’hui" qui traduit dit si bien ce à quoi nous exposent les guerres, les désastres écologiques et la marche du monde qui nous est imposée.
Pendant le confinement, dans cette parenthèse d’un temps suspendu, et dans la compagnie des livres de sa bibliothèque bien achalandée, Emmanuelle Loyer a trouvé des alliés pour se mettre en dehors de cette immédiateté à laquelle nous sommes sans cesse sommés de répondre. Chez les auteurs des siècles précédents, elle a trouvé matière et manière de se libérer de cette modernité accablante, pour "inventer un nouveau rapport au temps" et revenir ensuite au présent pour l’habiter différemment, lui donner du champ, de l’épaisseur, et d’autres horizons.
L’historienne qu’elle est, lit avec nous ses bonheurs de lectures et nous les raconte avec gourmandise, les éclaire, les remet en contexte et trouve des points d’appui dans les romans. Notamment chez les romantiques qui eux aussi rêvaient d’un autre monde, à d’autres alliances avec la nature et avec les peuples extra-européens colonisés, asservis et pillés par l’industrialisation.
Elle relit Derzou Ouzal ou Le dernier des Mohicans ou George Sand qui voit elle aussi voit disparaître des savoirs, des usages et des solidarités anciennes dans sa campagne française. Elle nous montre qu’il y a des sciences sociales dans ces textes de fiction, chez Balzac, Zola, un regard politique chez Victor Hugo qui emporte, avec toujours une dimension compassionnelle et engagée qui touche particulièrement Emmanuelle Loyer.
Professeure d’Histoire contemporaine à Sciences Po Paris, elle est aussi auteure en 2015 d’une biographie de Claude Lévi-Strauss couronné d’un prix Femina de l’essai. Son point de vue à la fois anthropologique, historique, politique ainsi que sa curiosité la met au diapason d’auteurs qui ont pris leur époque en pleine figure et à bras-le-corps, notamment au vingtième siècle, traversé par deux guerres, et par la barbarie nazie et stalinienne. Elle prend dans sa bibliothèque Joseph Roth, Stefan Zweig, Hannah Arendt, Chalamov, Walter Benjamin, qui tous ont tiré en vain la sonnette d’alarme du désastre annoncé. On les relit aujourd’hui avec le même effroi, la même actualité et la même inquiétude. Mais à défaut d’avoir été entendus, ils ont écrit des œuvres qui nous aident et nous comblent encore aujourd’hui. Fussent parce qu’elles clament la triste ironie de nos aveuglements, et sauvent ce qu’il faut chérir.
Ce livre-ci est un essai brillant, faut-il le dire, mais tout à fait accessible et dans lequel il n’est pas interdit de picorer. Il nous invite d’ailleurs à déambuler dans ces pages comme de Nerval dans les rues Paris, en humant l’air du temps, ou comme Hugo en s’amusant des modes idiotes ou avec Stendhal observant l’ennui de la vie moderne, déjà. Le but est de se sentir moins seul, face comme elle l’écrit, "au présent toujours décevant, (qui) doit être épaissi et épuisé : pris à la gueule".
Et de percevoir la grande histoire — ou prétendue telle — par le prisme des petites histoires humaines, qui lui donne corps, âme, sang et des vérités plurielles. Et c’est réussi, cette lecture érudite, savante sans jamais être pédante, superbement écrite, nous permet de serpenter dans les ruines du temps, pour habiter notre époque autrement, avec une distance à la fois solidaire et solitaire, pour se réinventer.
Car c’est précisément ce que permet le roman qui conjugue tous les possibles et toutes les temporalités dans une belle concordance des temps. Pas seulement grammaticale. C’est d’ailleurs l’injonction en sous-titre de cet ouvrage : "lire pour (ne pas) vivre avec son temps".