Un dieu punissant les hommes de leur arrogance à vouloir tous parler la même langue, c’est ce que raconte le mythe de la Tour de Babel dans la Genèse. Loin de vouloir défier le pouvoir divin, un médecin polonais, Ludwik Zamenhof, créa pourtant au 19e siècle une langue universelle, l’espéranto, dans le but de rapprocher les peuples et de faciliter la communication à travers le monde. Plus de 130 ans plus tard, cette langue construite, dont les locuteurs portent encore les valeurs humanistes et internationalistes de son créateur, est toujours bien vivante. Helena Verrier est partie à la rencontre d’espérantistes enthousiastes.
" Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
Ils se dirent l’un à l’autre :
Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel."
(Gn 11,1-9)
L'espéranto est parlé dans plus de 120 pays. Il est difficile d’estimer précisément le nombre de locuteurs, mais il tourne autour des 2 millions. C’est une langue construite, qui a comme vocation d’être un outil de communication pour les gens qui parlent des langues maternelles différentes.
"L’espéranto n’est pas une langue inventée pour conquérir le monde. Il permet simplement à des gens de parvenir à un niveau de conversation suffisant que pour qu’ils puissent se comprendre les uns les autres", explique l’espérantiste Jean-Pol Sparenberg, à l’occasion du BeNeLuksa Kongreso, rencontre internationale d’espéranto, regroupant la Belgique, le Luxembourg et la Hollande.
Aujourd’hui l’espéranto connaît une renaissance grâce aux nouvelles technologiques : les jeunes, curieux, l’apprennent par eux-mêmes directement sur internet, entre autres via l’application Duolingo. Mais il est bien sûr possible de prendre des cours un peu partout en Belgique.
Une langue qui s’apprend vite
C’est une langue qui fonctionne comme le cerveau humain : apprentissage/généralisation. L’espéranto permet d’apprendre une règle et de l’appliquer dans tous les cas, sans aucune exception. Cela donne un confort d’apprentissage extraordinaire et un sentiment de confiance en soi, avec la capacité de réellement progresser. Les espérantistes sont par ailleurs très indulgents, leur volonté est simplement de communiquer avec l’autre, sans aucun jugement sur le niveau linguistique.
Valère Dumont enseigne les bases de la langue aux enfants dans les écoles. Il leur apprend à se présenter, à lire, à conjuguer, à compter, et tout cela en 30 minutes. "C’est possible parce que la langue est facile et s’apprend vite".
Il y a seulement 16 règles de grammaire. Tous les substantifs finissent par o, tous les adjectifs par a, tous les adverbes par e. Le présent se termine par as, le passé par is, le futur par os. Il n’y a pas de conjugaison. Après une vingtaine d’heures de cours, il est déjà tout à fait possible de comprendre la langue. Il faudra un peu plus de temps pour la parler. Mais quand on commence, on ne peut plus s’en passer, s’enthousiasment les espérantistes !
Ce que j’adore avec cette langue, c’est le côté égalitaire. Tout le monde est à égalité, parce qu’il n’y a pas une langue qui prévaut par rapport à une autre. On a tous les mêmes chances au départ de maîtriser la langue.
La culture espérantiste
Cette construction de la langue structure la pensée. Ces fondations vont servir toute la vie pour d’autres apprentissages. Ce n’est pas qu’une langue, il y a derrière tout un esprit, toute une réflexion sur le monde qu’on ne trouve pas ailleurs.
"Ce qui m’a vraiment séduite, c’est l’ouverture d’esprit qui règne dans le mouvement. C’est un microcosme à part où les gens sont vraiment tournés sur le monde et sur les autres et ont de belles valeurs égalitaires. L’humain est la valeur numéro 1".
La culture espérantiste comporte deux aspects : d’une part l’accessibilité à la culture d’autres personnes. D’autre part une production culturelle propre, que ce soit en peinture, littérature, musique…
Françoise Pellegrin est espérantiste depuis 20 ans et donne cours d’espéranto. Elle habite une commune à 'difficulté', Rhode Saint Genèse, au sud de Bruxelles. "Il est évident qu’en vivant dans une commune à facilité, où nous avons le droit de parler le français mais où la langue de la région est le flamand, déjà cela pose des questions : comment se comporter vis-à-vis de l’étranger qui n’est pas étranger mais qui est le voisin ? Et donc on se dit : je vais déjà apprendre sa langue. Mais il reste toujours une barrière. Quand je parle néerlandais, je me sens un peu inférieure au Flamand. Quand le Flamand me parle français, il se sent un peu inférieur à moi. Nous n’avons pas ce sentiment quand nous parlons espéranto. Nous avons tous les deux dû l’apprendre, nous sommes tous les deux sur le même pied d’égalité."
L’espéranto est un pont. C’est surtout un pont de paix.
A l'origine, le Docteur Ludwik Zamenhof
L’espéranto a été inventé en 1887 par un Polonais, le Docteur Ludwik Zamenhof. Son premier livre s’intitulait 'La langue internationale' et pour lutter contre la censure du tsar à l’époque, il a signé Doctoro Esperanto, 'le docteur qui espère'. Le nom de plume est devenu le nom de la langue. L’idée de son créateur était de réunir les gens de nations différentes, de cultures différentes, dans un esprit de tolérance, de respect, et dans l’idée de rencontrer l’autre là où il est.
A la base de l’espéranto, il y a l’idée un peu utopiste que si des gens peuvent parler la même langue, ils auront moins de raisons de se taper sur la figure, explique Jean-Pol Sparenberg. Le Dr Zamenhof vivait dans une province polonaise de l’empire de Russie où cohabitaient avec difficulté Juifs, Polonais, Russes, Allemands. "Il a vraiment cru que le fait de parler une langue commune allait permettre d’atténuer les conflits entre les gens. Il l’a tellement vécu qu’il est quasiment mort de chagrin en pleine Première Guerre mondiale, en 1917, horrifié par ce qu’il se passait".
Dans le mouvement espéranto, il y a donc une grande partie d’idéalisme, dans la mesure où les gens sont très sensibles à l’idée de paix, de fraternité, de partage, de respect mutuel. D’un point de vue plus pratique, il est extrêmement efficace pour communiquer.
Une langue internationale
Patricia Gober a appris l’espéranto dans le but de voyager, et surtout de voyager différemment. "C’est une porte d’entrée royale pour connaître la réalité de l’autre bout de la planète. Il y a l’esprit grande famille du milieu espérantiste, où règne la bienveillance. Quand on sait qu’on a affaire à un espérantiste, on est automatiquement en confiance et plus enclin à dire certaines choses, à être authentiques les uns vis-à-vis des autres et donc à avoir accès à une information un peu plus exclusive."
Parmi les outils de communication, deux aspects intéressants sont à souligner :
- Le service Pasporta Servo, qui offre la possibilité pour un espérantiste de loger gratuitement chez une autre espérantiste partout dans le monde. C’est une mise en réseau d’accueillants.
- L’application pour smartphones Amikumu, une plateforme informatique qui, par géolocalisation, met en relation les espérantistes dans un rayon d’une centaine de kilomètres. Cela favorise les rencontres.
L’espéranto concerne des gens de tous milieux, c’est vraiment un mouvement humaniste. La solidarité n’a aucune frontière, aucune limite.
Une langue neutre
La Calamine est une commune proche de la frontière allemande : on y parle l’allemand mais aussi le français, le néerlandais et un dialecte local. Cette commune neutre, où l’on parlait déjà 4 langues, était l’endroit idéal pour fonder une nation espérantiste, dès 1906, explique Jean-Marie Jacques. Des congrès, des expositions, des foires y ont été organisées en espéranto. Il y avait un hôtel, un café, des restaurants où l’on parlait l’espéranto. Aujourd’hui, il subsiste pas mal d’espérantistes.
L’espéranto est en effet une langue neutre, qui n’appartient à aucun peuple, qui n’est reliée à aucune nation. Elle véhicule une culture qui est mondiale.
Un groupe de scouts sans frontières utilise d’ailleurs l’espéranto comme langue commune et se réunit chaque année : des Danois, des Espagnols, des Français, des Allemands, des Flamands, des Bruxellois ou des Wallons.