Nous vivons une période de crise. Il ne fallait pas attendre un virus pour s’en rendre compte, mais plus que jamais la Covid-19 a mis en lumière les failles et dysfonctionnements de notre système.
Précarité, catastrophes écologiques, inégalités de genre, le monde dans lequel nous vivons n’est pas ce qu’il y a de plus rose. Les écarts entre riches et pauvres se creusent, la biodiversité est toujours plus menacée, les défis sociétaux auxquels nous faisons face sont multiples et immenses. Du côté des politiques, les réponses sont loin d’être à la hauteur selon la société civile. Changer de monde, oui, mais comment ? Et si l’écoféminisme était une clé pour sortir de la logique productiviste ?
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Le magazine "Sociétés en changement" publié par l’IACCHOS, l’Institut d'analyse du changement dans l'histoire et les sociétés contemporaines et l’UCL ouvre le champ des possibles. Le dernier numéro est consacré à la perspective écoféministe pour penser la crise de notre écosystème. Nous avons interviewé Pascale Vielle, juriste et chercheuse au CIRTES (Centre interdisciplinaire de recherche Travail, État et Société) et Alain Henry, physicien et économiste au Bureau fédéral du Plan qui ont co-écrit l’ouvrage.
Les limites du productivisme
Comme le rappelle la première partie de leur article, le paradigme politique qui domine nos sociétés depuis le XIXe siècle est le productivisme. "Le PIB, l’économie, la compétitivité guident les prises de décisions", clarifie Alain Henry. Nous le savons toutes et tous, les conséquences de ce modèle sont dramatiques. Au niveau environnemental, la surexploitation de la nature met en danger la planète. Au niveau social, l’écart des inégalités se creuse entre les personnes au niveau de leurs revenus, de leur genre ou de leurs origines.
L’approche écoféministe, centrée sur l’être humain et la réappropriation de sa relation à la nature et à son environnement, placerait le care au centre du système
Le productivisme a atteint sa limite, il faut le remettre en question, nous n’avons plus le choix. "Dans le monde académique comme pour les experts, une immense majorité est convaincue de l’urgence de changer mais ça ne passe pas le cap des politiques. Le développement durable n’est pas une priorité des autorités. La remise en cause du modèle est difficile à accepter pour les dominants", rappelle le chercheur.
Revaloriser le féminin
"L’écoféminisme est une grille de lecture qui dénonce les rapports d’oppression de nos sociétés nature/humanité, masculins/féminins, Nord/Sud, Scientifique/Intuitif", explique Alain Henry. Cette approche propose une revalorisation et une réappropriation du pôle féminin, que ce soit pour les femmes mais aussi pour les hommes. L’objectif ? Plus de bienveillance et de solidarité pour toutes et tous.
La remise en cause du modèle est difficile à accepter pour les dominants
"L’idée est d’assumer la connexion de la terre et du féminin, et de réhabiliter l’ensemble des valeurs "inférieures" du cadre conceptuel d’oppression (le particulier, le concret, l’émotionnel, le naturel, le féminin), pour construire un nouveau modèle de société", peut-on lire dans l’article. Cette vision remet complètement en question le productivisme et sa triple domination de la terre, des femmes et du Sud. "Les écoféministes revendiquent des valeurs, des principes, des postulats qui ont été négligés, leurs revalorisations seraient bénéfiques pour l’ensemble de l’humanité", avance Pascale Vielle, qui s’intéresse à la question du genre depuis 30 ans et à l’écoféminisme depuis plusieurs mois.
La confection de masques, un exemple
Comme nous l’avons souligné dans de précédents articles publiés sur les Grenades, la majorité des masques ont été confectionnés par des femmes souvent bénévoles. Selon la chercheuse, "les femmes partent de leur vécu et le transforme en exigences pour l’humanité." La crise du Covid-19, et la place du travail des femmes pour protéger la population illustrent ses propos. "La confection domestique de masques est un exemple des activités de care et de la réappropriation d’un savoir-faire "féminin" ". "En quelques jours, elles se sont formées les unes les autres, ont relocalisé des chaînes de production, ont démontré l’enjeu essentiel du care... En partant de l’expérience des couturières, on peut analyser la mise en place d’un système alternatif à la logique productiviste", éclaire la juriste.
Les femmes partent de leur vécu et le transforme en exigences pour l’humanité
"Conjuguée aux valeurs de l’écoféminisme, cette approche pragmatique, enracinée au plus près de l’expérience des femmes, conduit en définitive à imaginer une transformation radicale de la sécurité sociale, au service d’une transition environnementale alliée d’une justice sociale", a écrit Pascale Vielle.
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Le care au cœur des valeurs
Rappelons par ailleurs que les femmes représentent 80% des personnes qui travaillent dans le secteur de la santé humaine et de l’action sociale. Selon les auteurs, "l’approche écoféministe, centrée sur l’être humain et la réappropriation de sa relation à la nature et à son environnement, placerait le care au centre du système".
"L’approche pragmatique a été négligée par la science. Le savoir qui s’est transmis de femmes en femmes est un savoir qui avait une valeur mais qui a été évincé. Au fil des années on a délégitimé les modes de transmission des savoirs ancestraux et d’appréhension du réel. Même à travers cet article, on s’est heurté à des réactions dans le champ scientifique", explique la chercheuse. Et pourtant, l’urgence est là.
L’enjeu aujourd’hui est de se faire entendre par les preneurs de décision. "Peut-être qu’il faut descendre dans la rue ?", interroge Alain Henry. "Pour que les gens se mobilisent il faut qu’ils et elles co-construisent leur compréhension de ce qu’il s’est passé, et sur cette base se créeront les mouvements de masse", ajoute Pascale Vielle.
Passé le choc de la crise sanitaire et sociale que nous venons de vivre, il sera temps de nous faire entendre, il en va de la survie de l’humanité, rien que ça !
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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d'actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.