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Invité : José Bové, député européen Europe Ecologie
Journaliste : Bertrand Henne
-Georges Lauwerijs : Et ce matin, on va parler Europe, agriculture, et même cinéma. On reçoit José Bové, Bertrand Henne.
-BH : Bonjour, José Bové.
-JB : Bonjour.
-BH : Député européen Europe Ecologie, ex-candidat à la présidentielle en France, ex-leader de la Confédération paysanne, et figure de proue du mouvement altermondialiste. Vous présentez, ces jours-ci, la sortie d’un film documentaire « Tous au Larzac » de Christian Rouault. Un film qui retrace les 11 années de lutte de paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire dans l’Aveyron, c’est dans le sud de la France. On va évoquer ce film, évidemment, José Bové, et cette lutte qui a tellement marqué la France d’après ’68. Mais avant, actualité oblige : José Bové, votre avis sur la crise européenne et la réponse européenne à la crise. La solution parait insaisissable. Le dernier conseil européen, au lieu de parler d’austérité, a parlé d’emploi et de croissance. Est-ce que vous voyez, vous, le bout du tunnel de cette crise, José Bové ?
-JB : Ecoutez, j’ai l’impression que, depuis 2008 et puis les sommets qui se renouvèlent –et des sommets de la dernière chance, je crois qu’on en est à 16 ; avec celui-là, ça doit faire 17-, j’ai l’impression que les chefs d’Etat et la Commission reprennent toujours la même recette, et c’est vrai que c’est un peu en contradiction avec ce qu’on discute au Parlement et avec ce qui a été voté au Parlement européen. Si la plupart des députés acceptent et reconnaissent l’idée de la maitrise des dépenses comme étant un facteur indispensable, ça c’est une première chose. Mais, en parallèle et en permanence, il est dit que si on veut faire en sorte qu’il y ait une dynamique nouvelle, il faut à la fois mutualiser les dettes, parce que si on ne mutualise pas, cela ne sert à rien. C’est l’idée des euro-bons qui a été votée au Parlement. Deuxièmement, il faut que l’Europe ait un budget supérieur pour pouvoir investir. Parce que si on n’investit pas, et notamment dans la reconversion écologique de l’économie, ça ne fonctionnera pas ; d’où l’idée de la taxe sur les transactions financières qui n’aboutit toujours pas.
-BH : Vous n’avez pas l’impression que c’est en train de changer petit à petit ? Même si les esprits sont parfois un petit peu lents, est-ce que ce n’est pas en train d’évoluer quand même ?
-JB : Notre vrai problème, ce sont les Etats. Et on a aujourd’hui un débat qui est plus fructueux entre le Parlement et la Commission qu’entre le Parlement et le Conseil. Et là, visiblement, au niveau du Conseil, on reste toujours non pas dans une Europe fédérale mais dans une Europe des Etats qui est un véritable frein, c’est-à-dire que quand on est en crise, c’est le moment où il faut aller plus loin. Donc il faut faire un saut qualitatif européen plutôt qu’un repli sur soi et, malheureusement, c’est à cela qu’on assiste.
-BH : Alors, dans les milieux écologistes, certains jugent que le problème de cette crise, c’est que c’est une vraie crise systémique, une crise de la croissance qui sera durable, et qu’il faut changer de logiciel et assumer une croissance molle, voire une décroissance. Est-ce que vous faites partie de ces gens, José Bové, qui pensent que la croissance comme on l’a connue depuis 10-20-30 ans, c’est fini ?
-JB : En tout cas, c’est évident qu’on n’aura plus le même modèle économique. Il faut sortir de ce modèle économique. Pour pouvoir gagner de la croissance, il faut conquérir des parts de marché. On est dans un monde fini, donc qui dit augmentez la croissance, gagnez des parts de marché donc créez toujours plus de richesses, avec des ressources limitées, des matières premières limitées, un pétrole qui a atteint déjà son pic ; et donc on est déjà en train de décroitre en termes de production de pétrole. Il est évident que c’est maintenant qu’il faut changer de modèle. Donc, partir vers une alternative qui permet de mieux organiser la société, de lutter contre le réchauffement climatique, et c’est de cette manière-là qu’on va créer de l’emploi non-délocalisable, parce qu’effectivement si on doit faire face au réchauffement climatique dans les 20 ans, il faut investir massivement sur les énergies renouvelables, sur le bâtiment, sur l’isolation, sur des nouveaux modes de transport, des nouveaux modes d’agriculture. Donc on a une véritable richesse à mettre en œuvre mais qui n’est pas de l’ordre du quantitatif et je crois que ça, c’est très important, et que c’est de cette manière-là aujourd’hui qu’il faut aller, c’est-à-dire que la crise économique, financière et écologique, elles sont indissociables les unes des autres.
-BH : Alors, on en vient à ce film « Tous au Larzac » de Christian Rouault, qui revient donc sur la lutte des paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire. Cette lutte, elle a commencé en 1970, José Bové, elle s’est terminée en 1981 : François Mitterrand, président de la République, annule l’extension. C’est une lutte qui a quasi un statut mythique ou, en tout cas emblématique, de la France d’après ’68 où une série de forces, des maoïstes, des hippies, etc. vont se mettre aux côtés de paysans catholiques, et plutôt conservateurs à la base, pour finalement déboucher sur un mouvement relativement neuf. Est-ce que ce mouvement a durablement changé la France et l’image que la France a de ses campagnes et de ses paysans ?
-JB : En tout cas, ce qui est très significatif, c’est que c’est grâce à ce mouvement des paysans du Larzac que le mot « paysan » a retrouvé une dignité, puisqu’au début des années ’70, on est en plein dans la modernisation de l’agriculture, comme au niveau européen d’ailleurs. On parle d’agriculteurs, on pourrait même parler d’ « agrémanagers ». Le mot « paysan » n’est plus employé parce que c’est un mot qui est rétrograde. Alors, « paysan », ça ne rappelle pas simplement une activité mais c’est un mode de vie et c’est aussi un lieu. On habite le pays donc on est paysan. Et on remet cela en avant. Et donc, c’est un bouleversement aussi des valeurs pour redonner de la dignité à un territoire et montrer que des gens qui sont ancrés, qui ont les pieds sur leurs terres peuvent aussi dire « non » à un moment, et c’est ça le choc culturel : c’est que ce soient ceux qui sont, je dirais, les plus proches du pouvoir au niveau de la symbolique, ce sont eux qui disent « non », qui disent « on ne prendra pas nos terres pour faire un champ de manœuvre ».
-BH : Oui. Avec des associations d’idées et de personnes qui, à l’origine, ne se seraient sans doute jamais rencontrées. On entend, au début du film, des paysans dire « nous, on était contre les étudiants de mai ’68 ; pour nous, c’étaient des fainéants qui ne travaillaient pas ; on était tous catholiques, tous croyants, etc., et puis il y a eu des maoïstes qui sont venus, etc. » Comment est-ce que tout cela a pu prendre, José Bové ? Comment est-ce que c’est possible qu’à un moment donné, tous ces gens qui pensaient si différemment ont pu s’associer dans une lutte commune ?
-JB : Je crois que la première chose, c’est la prise de conscience des paysans, et pas seuls puisqu’ils ont été accompagnés par les aumôniers, par les prêtres de la jeunesse agricole catholique. Donc, c’est très important de montrer que la lutte, elle a démarré à l’intérieur d’un milieu culturel et c’est en tant que chrétiens qu’ils ont dit non et ça, c’est très important. Les évêques sont venus jeûner avec les paysans, ça c’est la première chose. Et à partir de là, quand on est deux habitants au kilomètre carré, on se rend compte très vite que seuls, on ne pourra pas gagner et que, donc, il faut accepter les gens de l’extérieur mais que, en les acceptant, il faut que ceux qui viennent nous soutenir acceptent que ce soient les paysans qui, en dernier ressort, décident de ce qui va se passer, de la stratégie et de l’action. Et c’est cette mayonnaise qui prend. Et comme la lutte dure 10 ans, les paysans et ceux qui sont venus de l’extérieur se transforment mutuellement et créent une nouvelle famille qui, jusqu’à aujourd’hui, continue à agir puisque, depuis, de grands évènements sont passés : il y a eu le démontage du Mc Donald, il y a eu le grand rassemblement en 2003, qui ont réuni jusqu’à 300 000 personnes. Donc, on voit que cette histoire a continué.
-BH : Il y a les gaz de schiste aujourd’hui.
-JB : Et donc, il y a eu le combat contre les gaz de schiste en 2010 et qui continue ailleurs. On a gagné ce combat il y a quelques mois. Et donc, le projet qui devait avoir lieu sur le Larzac a été abandonné. Donc, voilà, on voit bien cette dynamique qui s’est inscrite sur la durée, et je crois que c’est ça aussi un peu une expérience des luttes paysannes. C’est qu’une lutte paysanne, elle s’inscrit sur la durée, à travers les saisons, à travers les ans. On n’est pas dans l’immédiateté. Et je crois que c’est ça qui est très important et qui peut marquer les esprits.
-BH : Ce qui est intéressant aussi dans le film, et ça on le montre bien : 11 années de lutte, non-violente toujours, et, en même temps, elle aurait pu échouer : c’est parce que Mitterrand arrive au pouvoir ; si Giscard avait été élu, l’extension aurait sans doute été décidée et là, vous étiez un peu au bout de vos moyens. Le film montre ça. Ça veut dire que c’était quasi l’échec, au final, du modèle de non-violence. C’est vraiment Mitterrand qui a décidé de la suite de l’affaire.
-JB : C’est toujours le problème de l’œuf et de la poule : qu’est-ce qu’il y a avant : l’œuf ou la poule ? Donc, la lutte du Larzac démarre, elle dure 10 ans de combats sur le terrain, non-violents, de combats juridiques. Et dans ce combat, Mitterrand arrive pour soutenir ce combat dès ’74. A ce moment-là, effectivement, il prend conscience et il inscrit la fin de l’extension du camp militaire dans son projet, s’il est élu. Donc, c’est cette jonction entre une lutte populaire et une élection, un moment politique. C’est ça qui fait la force du Larzac. S’il n’y avait pas eu le Larzac, est-ce que Mitterrand aurait été élu ? Est-ce que, peut-être, le petit point qu’il avait besoin, est-ce qu’il l’aurait eu ? Et dans l’autre sens, voilà. Donc, je crois que ce qui est important, c’est de montrer qu’il n’y a pas de lutte populaire complètement autonome, il faut de toute façon une décision politique ; et que, donc, il n’y a pas de décision politique non plus, en gros de force politique, si, en même temps, il n’y a pas un mouvement social qui soit autonome. Donc c’est un mariage des deux et c’est un peu un espoir aussi qu’on porte pour dire qu’il ne faut pas opposer une lutte de terrain, une lutte populaire, et une pensée politique et une action politique ; et c’est aussi un message d’espoir qu’on peut donner pour aujourd’hui : c’est qu’il faut qu’il y ait en permanence ce mariage et cette alliance sans les opposer.
-BH : « Tous au Larzac » sort la semaine prochaine, avec deux avant-premières le 6 février au Vendôme à Bruxelles, le 7 au cinéma du Parc à Liège. Une dernière question, José Bové, un mot sur la campagne présidentielle en France. On voit qu’Eva Joly, la candidate écologiste, ne décolle pas dans les sondages, elle ne parvient pas vraiment à s’imposer, à imposer ses thèmes dans la campagne. Est-ce que c’était vraiment un bon choix pour Europe Ecologie-Les Verts, Eva Joly ?
-JB : En tout cas, cela a été le choix de 80 % des militants, donc voilà, c’est une réalité. Nous, on va mener cette campagne.
-BH : Vous n’êtes pas emballés ?
-JB : Ecoutez, ce n’est pas qu’on n’est pas emballés, c’est qu’aujourd’hui, c’est une réalité et on est tous derrière Eva Joly. On a fait une conférence de presse avec Daniel Cohn-Bendit il y a 3-4 jours. On est partis dans cette campagne et on veut surtout parler du fond. Et c’est vrai que, jusqu’à présent, on a enfermé Eva Joly sur des petites phrases. C’est vrai que c’est tout à fait invraisemblable. Je crois qu’Eva Joly dérange. C’est vrai que c’est la première candidate qui n’est pas née en France, qui a un accent et qui peut dire des choses souvent qui bousculent ; et c’est en ce sens-là qu’elle est porteuse d’une nouvelle réalité : c’est qu’on est en Europe. Et je crois que c’est ça aussi : c’est une candidate européenne.
-BH : Merci, José Bové.
Invité : José Bové, député européen Europe Ecologie
Journaliste : Bertrand Henne
-Georges Lauwerijs : Et ce matin, on va parler Europe, agriculture, et même cinéma. On reçoit José Bové, Bertrand Henne.
-BH : Bonjour, José Bové.
-JB : Bonjour.
-BH : Député européen Europe Ecologie, ex-candidat à la présidentielle en France, ex-leader de la Confédération paysanne, et figure de proue du mouvement altermondialiste. Vous présentez, ces jours-ci, la sortie d’un film documentaire « Tous au Larzac » de Christian Rouault. Un film qui retrace les 11 années de lutte de paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire dans l’Aveyron, c’est dans le sud de la France. On va évoquer ce film, évidemment, José Bové, et cette lutte qui a tellement marqué la France d’après ’68. Mais avant, actualité oblige : José Bové, votre avis sur la crise européenne et la réponse européenne à la crise. La solution parait insaisissable. Le dernier conseil européen, au lieu de parler d’austérité, a parlé d’emploi et de croissance. Est-ce que vous voyez, vous, le bout du tunnel de cette crise, José Bové ?
-JB : Ecoutez, j’ai l’impression que, depuis 2008 et puis les sommets qui se renouvèlent –et des sommets de la dernière chance, je crois qu’on en est à 16 ; avec celui-là, ça doit faire 17-, j’ai l’impression que les chefs d’Etat et la Commission reprennent toujours la même recette, et c’est vrai que c’est un peu en contradiction avec ce qu’on discute au Parlement et avec ce qui a été voté au Parlement européen. Si la plupart des députés acceptent et reconnaissent l’idée de la maitrise des dépenses comme étant un facteur indispensable, ça c’est une première chose. Mais, en parallèle et en permanence, il est dit que si on veut faire en sorte qu’il y ait une dynamique nouvelle, il faut à la fois mutualiser les dettes, parce que si on ne mutualise pas, cela ne sert à rien. C’est l’idée des euro-bons qui a été votée au Parlement. Deuxièmement, il faut que l’Europe ait un budget supérieur pour pouvoir investir. Parce que si on n’investit pas, et notamment dans la reconversion écologique de l’économie, ça ne fonctionnera pas ; d’où l’idée de la taxe sur les transactions financières qui n’aboutit toujours pas.
-BH : Vous n’avez pas l’impression que c’est en train de changer petit à petit ? Même si les esprits sont parfois un petit peu lents, est-ce que ce n’est pas en train d’évoluer quand même ?
-JB : Notre vrai problème, ce sont les Etats. Et on a aujourd’hui un débat qui est plus fructueux entre le Parlement et la Commission qu’entre le Parlement et le Conseil. Et là, visiblement, au niveau du Conseil, on reste toujours non pas dans une Europe fédérale mais dans une Europe des Etats qui est un véritable frein, c’est-à-dire que quand on est en crise, c’est le moment où il faut aller plus loin. Donc il faut faire un saut qualitatif européen plutôt qu’un repli sur soi et, malheureusement, c’est à cela qu’on assiste.
-BH : Alors, dans les milieux écologistes, certains jugent que le problème de cette crise, c’est que c’est une vraie crise systémique, une crise de la croissance qui sera durable, et qu’il faut changer de logiciel et assumer une croissance molle, voire une décroissance. Est-ce que vous faites partie de ces gens, José Bové, qui pensent que la croissance comme on l’a connue depuis 10-20-30 ans, c’est fini ?
-JB : En tout cas, c’est évident qu’on n’aura plus le même modèle économique. Il faut sortir de ce modèle économique. Pour pouvoir gagner de la croissance, il faut conquérir des parts de marché. On est dans un monde fini, donc qui dit augmentez la croissance, gagnez des parts de marché donc créez toujours plus de richesses, avec des ressources limitées, des matières premières limitées, un pétrole qui a atteint déjà son pic ; et donc on est déjà en train de décroitre en termes de production de pétrole. Il est évident que c’est maintenant qu’il faut changer de modèle. Donc, partir vers une alternative qui permet de mieux organiser la société, de lutter contre le réchauffement climatique, et c’est de cette manière-là qu’on va créer de l’emploi non-délocalisable, parce qu’effectivement si on doit faire face au réchauffement climatique dans les 20 ans, il faut investir massivement sur les énergies renouvelables, sur le bâtiment, sur l’isolation, sur des nouveaux modes de transport, des nouveaux modes d’agriculture. Donc on a une véritable richesse à mettre en œuvre mais qui n’est pas de l’ordre du quantitatif et je crois que ça, c’est très important, et que c’est de cette manière-là aujourd’hui qu’il faut aller, c’est-à-dire que la crise économique, financière et écologique, elles sont indissociables les unes des autres.
-BH : Alors, on en vient à ce film « Tous au Larzac » de Christian Rouault, qui revient donc sur la lutte des paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire. Cette lutte, elle a commencé en 1970, José Bové, elle s’est terminée en 1981 : François Mitterrand, président de la République, annule l’extension. C’est une lutte qui a quasi un statut mythique ou, en tout cas emblématique, de la France d’après ’68 où une série de forces, des maoïstes, des hippies, etc. vont se mettre aux côtés de paysans catholiques, et plutôt conservateurs à la base, pour finalement déboucher sur un mouvement relativement neuf. Est-ce que ce mouvement a durablement changé la France et l’image que la France a de ses campagnes et de ses paysans ?
-JB : En tout cas, ce qui est très significatif, c’est que c’est grâce à ce mouvement des paysans du Larzac que le mot « paysan » a retrouvé une dignité, puisqu’au début des années ’70, on est en plein dans la modernisation de l’agriculture, comme au niveau européen d’ailleurs. On parle d’agriculteurs, on pourrait même parler d’ « agrémanagers ». Le mot « paysan » n’est plus employé parce que c’est un mot qui est rétrograde. Alors, « paysan », ça ne rappelle pas simplement une activité mais c’est un mode de vie et c’est aussi un lieu. On habite le pays donc on est paysan. Et on remet cela en avant. Et donc, c’est un bouleversement aussi des valeurs pour redonner de la dignité à un territoire et montrer que des gens qui sont ancrés, qui ont les pieds sur leurs terres peuvent aussi dire « non » à un moment, et c’est ça le choc culturel : c’est que ce soient ceux qui sont, je dirais, les plus proches du pouvoir au niveau de la symbolique, ce sont eux qui disent « non », qui disent « on ne prendra pas nos terres pour faire un champ de manœuvre ».
-BH : Oui. Avec des associations d’idées et de personnes qui, à l’origine, ne se seraient sans doute jamais rencontrées. On entend, au début du film, des paysans dire « nous, on était contre les étudiants de mai ’68 ; pour nous, c’étaient des fainéants qui ne travaillaient pas ; on était tous catholiques, tous croyants, etc., et puis il y a eu des maoïstes qui sont venus, etc. » Comment est-ce que tout cela a pu prendre, José Bové ? Comment est-ce que c’est possible qu’à un moment donné, tous ces gens qui pensaient si différemment ont pu s’associer dans une lutte commune ?
-JB : Je crois que la première chose, c’est la prise de conscience des paysans, et pas seuls puisqu’ils ont été accompagnés par les aumôniers, par les prêtres de la jeunesse agricole catholique. Donc, c’est très important de montrer que la lutte, elle a démarré à l’intérieur d’un milieu culturel et c’est en tant que chrétiens qu’ils ont dit non et ça, c’est très important. Les évêques sont venus jeûner avec les paysans, ça c’est la première chose. Et à partir de là, quand on est deux habitants au kilomètre carré, on se rend compte très vite que seuls, on ne pourra pas gagner et que, donc, il faut accepter les gens de l’extérieur mais que, en les acceptant, il faut que ceux qui viennent nous soutenir acceptent que ce soient les paysans qui, en dernier ressort, décident de ce qui va se passer, de la stratégie et de l’action. Et c’est cette mayonnaise qui prend. Et comme la lutte dure 10 ans, les paysans et ceux qui sont venus de l’extérieur se transforment mutuellement et créent une nouvelle famille qui, jusqu’à aujourd’hui, continue à agir puisque, depuis, de grands évènements sont passés : il y a eu le démontage du Mc Donald, il y a eu le grand rassemblement en 2003, qui ont réuni jusqu’à 300 000 personnes. Donc, on voit que cette histoire a continué.
-BH : Il y a les gaz de schiste aujourd’hui.
-JB : Et donc, il y a eu le combat contre les gaz de schiste en 2010 et qui continue ailleurs. On a gagné ce combat il y a quelques mois. Et donc, le projet qui devait avoir lieu sur le Larzac a été abandonné. Donc, voilà, on voit bien cette dynamique qui s’est inscrite sur la durée, et je crois que c’est ça aussi un peu une expérience des luttes paysannes. C’est qu’une lutte paysanne, elle s’inscrit sur la durée, à travers les saisons, à travers les ans. On n’est pas dans l’immédiateté. Et je crois que c’est ça qui est très important et qui peut marquer les esprits.
-BH : Ce qui est intéressant aussi dans le film, et ça on le montre bien : 11 années de lutte, non-violente toujours, et, en même temps, elle aurait pu échouer : c’est parce que Mitterrand arrive au pouvoir ; si Giscard avait été élu, l’extension aurait sans doute été décidée et là, vous étiez un peu au bout de vos moyens. Le film montre ça. Ça veut dire que c’était quasi l’échec, au final, du modèle de non-violence. C’est vraiment Mitterrand qui a décidé de la suite de l’affaire.
-JB : C’est toujours le problème de l’œuf et de la poule : qu’est-ce qu’il y a avant : l’œuf ou la poule ? Donc, la lutte du Larzac démarre, elle dure 10 ans de combats sur le terrain, non-violents, de combats juridiques. Et dans ce combat, Mitterrand arrive pour soutenir ce combat dès ’74. A ce moment-là, effectivement, il prend conscience et il inscrit la fin de l’extension du camp militaire dans son projet, s’il est élu. Donc, c’est cette jonction entre une lutte populaire et une élection, un moment politique. C’est ça qui fait la force du Larzac. S’il n’y avait pas eu le Larzac, est-ce que Mitterrand aurait été élu ? Est-ce que, peut-être, le petit point qu’il avait besoin, est-ce qu’il l’aurait eu ? Et dans l’autre sens, voilà. Donc, je crois que ce qui est important, c’est de montrer qu’il n’y a pas de lutte populaire complètement autonome, il faut de toute façon une décision politique ; et que, donc, il n’y a pas de décision politique non plus, en gros de force politique, si, en même temps, il n’y a pas un mouvement social qui soit autonome. Donc c’est un mariage des deux et c’est un peu un espoir aussi qu’on porte pour dire qu’il ne faut pas opposer une lutte de terrain, une lutte populaire, et une pensée politique et une action politique ; et c’est aussi un message d’espoir qu’on peut donner pour aujourd’hui : c’est qu’il faut qu’il y ait en permanence ce mariage et cette alliance sans les opposer.
-BH : « Tous au Larzac » sort la semaine prochaine, avec deux avant-premières le 6 février au Vendôme à Bruxelles, le 7 au cinéma du Parc à Liège. Une dernière question, José Bové, un mot sur la campagne présidentielle en France. On voit qu’Eva Joly, la candidate écologiste, ne décolle pas dans les sondages, elle ne parvient pas vraiment à s’imposer, à imposer ses thèmes dans la campagne. Est-ce que c’était vraiment un bon choix pour Europe Ecologie-Les Verts, Eva Joly ?
-JB : En tout cas, cela a été le choix de 80 % des militants, donc voilà, c’est une réalité. Nous, on va mener cette campagne.
-BH : Vous n’êtes pas emballés ?
-JB : Ecoutez, ce n’est pas qu’on n’est pas emballés, c’est qu’aujourd’hui, c’est une réalité et on est tous derrière Eva Joly. On a fait une conférence de presse avec Daniel Cohn-Bendit il y a 3-4 jours. On est partis dans cette campagne et on veut surtout parler du fond. Et c’est vrai que, jusqu’à présent, on a enfermé Eva Joly sur des petites phrases. C’est vrai que c’est tout à fait invraisemblable. Je crois qu’Eva Joly dérange. C’est vrai que c’est la première candidate qui n’est pas née en France, qui a un accent et qui peut dire des choses souvent qui bousculent ; et c’est en ce sens-là qu’elle est porteuse d’une nouvelle réalité : c’est qu’on est en Europe. Et je crois que c’est ça aussi : c’est une candidate européenne.
-BH : Merci, José Bové.