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Jean-Michel Longneaux : "Il faut faire le deuil de la confiance placée dans un monde qui tournait"

[A REECOUTER] Jean-Michel Longneaux : "Il faut faire le deuil de la confiance placée dans un monde qui tournait"

© Dominicains de Belgique

Par Guillaume Keppenne via

En pleine pandémie de coronavirus, le nombre de familles endeuillées explose. Le déroulement des funérailles doit s’adapter aux règles de distanciation sociale. Pour les proches des victimes, cette nouvelle revêt des allures de double peine. Mais pour le philosophe Jean-Michel Longneaux c’est la société dans son ensemble qui traverse une période de deuil.

 

Le deuil des illusions

Jean-Michel Longneaux l’affirme, " Nous sommes en train de faire le deuil de biens des illusions et de croyances que l’on avait dans le système. " En pleine crise sanitaire, il observe le délitement des trois discours qui composent notre monde commun. Il s’agit des discours scientifiques, économiques et juridiques. " Dans cette crise, ces trois discours sont mis en échec. La science ne peut pas nous empêcher de tomber malade ni de mourir, l’économie tourne au ralenti et la justice qui autrefois protégeait les libertés les restreint aujourd’hui. " Le récit social de la vie ordinaire semble interrompu. Et nous devons alors faire le deuil de cette confiance placée dans un monde qui tournait.

La perte de repères sociaux que nous traversons est aussi un moment d’ouverture propice à l’émergence de perspectives nouvelles. Mais si certains intellectuels annoncent l’avènement d’un monde nouveau après la catastrophe, d’autres comme le philosophe Luc Ferry, disent que tout va reprendre comme avant. Or, " personne n’est prophète " explique Jean-Michel Longneaux " on a plus de récits auquel s’accrocher, rien qui nous permettrait d’anticiper l’avenir et la direction dans laquelle aller. La simple question de la fin de l’épidémie reste sans réponse. " Et cela constitue selon lui un premier deuil au niveau social.

Qu’on soit une crapule ou qu’on soit juste le soleil brille pour tout le monde et la maladie concerne tout le monde

Il y a également un deuil plus intime qui se joue en ce moment. Celui-ci concerne les ressorts de l’existence humaine. Le premier ressort est le désir de toute-puissance qui nous anime. Il trouve son origine dans le fait que tout être humain veut être à la hauteur de son existence et vivre comme il l’entend. C’est cette volonté d’omnipotence qui est aujourd’hui touchée en plein cœur, observe le philosophe. " On découvre que l’on ne contrôle pas tout et que l’on ne se suffit pas à soi-même. On est des êtres finis qui ont besoin des autres et de l’environnement qui nous entoure. " Ce constat, parfois dur à encaisser, nous ramène à notre condition d’être humain vulnérable " qu’on soit une crapule ou qu’on soit juste, le soleil brille pour tout le monde et la maladie concerne tout le monde. "
Le second ressort, le philosophe le nomme " le désir que tout nous soit dû ". Pour certains, il nous est dû de vivre une vie normale, de pouvoir vivre simplement comme avant. Ces personnes qui veulent se croire au-dessus des autres, éprouvent des difficultés pour renoncer à la vie qu’elles croyaient devoir vivre. Par exemple à propos du deuil : " il nous est dû, quand quelqu’un meurt, qu’on a le droit de pouvoir l’enterrer et de préparer certains rites. La vie vient nous rappeler qu’absolument rien, jusqu’à rendre hommage aux morts ne nous est dû. "

 

Peur et angoisse

Dans son dernier essai " Finitude, solitude, incertitude, Philosophie du deuil " (PUF), Jean-Michel Longneaux opère une distinction entre la peur et l’angoisse. Les deux émotions se rejoignent au niveau du vécu, de l’insupportable souffrance qui peut en résulter. Mais le concept de peur porte toujours sur quelque chose, nous dit-il " si j’ai peur du noir et que j’allume la lumière, je n’ai plus peur. Quand on est dans la peur on sait ce qu’on peut faire pour essayer d’en sortir ". L’angoisse, elle, est plus sournoise. Pour bien des gens, l’angoissent ne porte sur rien de précis " on ne sait pas pourquoi on est angoissé, on est angoissé c’est tout. "

Si l’on se réfère au philosophe allemand Heidegger, l’angoisse porterait essentiellement sur la mort. Et que serait la mort sinon rien, la fin de l’existence… ? " Quand il s’agit de la mort, il n’y a pas d’objet sur lequel nous pourrions avoir prise, la mort est inévitable. Aujourd’hui nous sommes revenus dans un contexte où on est confronté à la possibilité de mourir. Nous aurons tous à mourir un jour, on ne peut pas y échapper. " Gare toutefois à ne pas réduire son angoisse en l’assimilant à de la peur, en lui donnant un objet par exemple. " Pour échapper à l’angoisse on va essayer de se reconduire du côté de la peur en se disant qu’évidemment on peut échapper à la mort. On va se dire qu’il y a une cause et que cette cause c’est le virus, quand on l’aura combattu on ne mourra plus. " L’amalgame serait fréquent, explique le philosophe, et nous donnerait le sentiment trompeur du contrôle possible.

 

Perdre un être cher ne vous donne pas le droit de faire ce que vous voulez

Des rites confinés

Le confinement a bouleversé nos manières de vivre, allant même jusqu’à toucher à nos habitudes les plus solennelles. Pour Jean-Michel Longneaux une chose est claire " on va devoir faire le deuil de certaines nécessités, de besoins de rendre hommage aux morts. On retrouve ici un deuil dans le deuil. " Le deuil n’est pas qu’un travail psychologique, ce n’est pas uniquement une expérience que l’on vit en tant qu’individu, " ce qu’on découvre en en étant privé, c’est que le deuil est nécessairement socialisé. D’une part c’est ce que je dois vivre moi, mais également ce que je peux vivre à travers toute une série de rites sociaux, de mises en partages et de gestes qui sont vécus avec les personnes concernées dans un cadre précis. " Le philosophe souligne qu’après le confinement il sera toujours assez temps pour socialiser. Il comprend le besoin urgent de rendre hommage auquel nous faisons face actuellement mais rappelle aux familles que rien n’est perdu, " avec le recul, vous constatez que perdre un être cher ne vous donne pas le droit de faire ce que vous voulez. On pourra toujours organiser des funérailles en décalé et aller sur la tombe plus tard si on en éprouve toujours le besoin. "

Vivre les funérailles et le deuil en différé c’est désormais possible. Les technologies dont nous disposons aujourd’hui nous permettent de contourner les traditions et d’inventer un deuil 3.0. " On voit des gens vivre des rituels, ils bricolent quelque chose qui leur convient pour vivre ces circonstances à travers d’autres gestes et d’autres techniques. "

 

Accepter

Jean-Michel Longneaux n’est pas un moralisateur. Au contraire, il nous invite à changer notre rapport au monde et aux évènements tragiques de la vie pour mieux appréhender notre nature profonde. Lorsque l’on a perdu un être cher ou que l’on est soi-même condamné à mourir, changer les choses est impossible. En revanche, nous pouvons toutes et tous emprunter le chemin de l’acceptation et aborder les problèmes autrement. Il en résultera une vie plus juste et plus lucide. " Lorsque l’on a frôlé la mort ou connu des circonstances terribles, notre rapport à ce qu’on est va plus à l’essentiel. La vie ne va pas de soi, tout peut nous être repris, même ceux qu’on aime. Continuer à vivre devient un cadeau. Il n’y a rien à gagner, rien à espérer, sinon le deuil de toute une série d’illusions afin de découvrir qui nous sommes vraiment. "

 

Le philosophe Jean-Michel Longneaux était l’invité de Pascal Claude le dimanche 29 mars 2020 sur La Première. Il est docteur en philosophie, chargé de cours à l’université de Namur. Il signe " Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil " (PUF).

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