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Jean-Bernard Robillard, ex-coursier à vélo : "Sous prétexte de modernité, on revient au 19e siècle, il ne faut pas se leurrer"

Jean-Bernard Robillard dans "SHIFT, parcours d’un ex-coursier"

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Par RTBF La Première

Les livreurs à vélo ont colonisé nos centres-villes, nous les croisons roulant à tombeau ouvert pour livrer dans les temps, ou bien attendant la commande près des lieux stratégiques où les restaurants sont nombreux. A quoi ressemble leur quotidien, entre débrouille et déboires ? Comment gèrent-ils le risque d’accident alors que leur statut ne leur offre quasiment aucune protection sociale ? Réponses avec Jean-Bernard Robillard, ex-livreur à vélo. Il se bat aujourd’hui pour que les livreurs puissent devenir des salariés des plateformes de livraison.

Le modèle de l’ubérisation du marché du travail, que les plateformes nous présentaient comme l’avenir du monde du travail, a pris un sérieux coup dans l’aile, mais la question du statut de ces travailleurs n’est toujours pas réglée.
 

Jean-Bernard Robillard est le personnage principal
du documentaire télé consacré à son combat,
Shift, diffusé ce lundi soir sur La Trois.
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Jean-Bernard Robillard a adoré son métier de livreur à vélo, il a même gagné le maillot à pois des livreurs Deliveroo il y a quelques années, avant que son combat pour les livreurs ne l’amène en justice.

J’ai adoré, parce qu’on est seul sur son vélo, on arpente la ville la nuit… Il y a quelque chose d’assez romantique derrière l’image du coursier. Il y avait du challenge et puis on sent une espèce de liberté comme ça… Mais c’est une liberté dont on se rend compte qu’elle est assez illusoire au final.

Il souligne aussi la solidarité entre coursiers, la communauté qui se forme entre eux. "D’ailleurs Deliveroo a beaucoup joué sur cet aspect de communauté pour essayer de fédérer les coursiers autour de son projet", précise-t-il.

Jean-Bernard Robillard a beaucoup filmé ses courses, grâce à une petite caméra placée sur son casque. Et on voit bien les risques qu’il prend au quotidien !

"Cela fait partie du métier. […] Le fait de rouler vite entre les voitures crée vraiment un gros choc d’adrénaline et on finit par vraiment aimer ça."


De salarié à indépendant forcé

Il a quand même connu de nombreux accrochages, dont 5 gros accidents sur un an et demi, en particulier une dent cassée, que la mutuelle a couverte, parce qu’à l’époque, les travailleurs de la plateforme étaient salariés.

Aujourd’hui, les choses ont changé : la plupart des livreurs sont soumis à un régime spécial, le régime De Croo ou P2P, qui ne leur permet pas d’avoir un statut, puisqu’ils ne cotisent pas à la sécurité sociale. Un livreur qui tombe et se casse quelque chose n’a donc droit à rien du tout, s’il n’a pas le statut de salarié ou d’indépendant.

Le régime De Croo ou P2P n’est absolument pas un statut mais bien un régime fiscal, insiste Jean-Bernard Robillard. Ce régime permet de défiscaliser 6340 € à l’année. C’est le maximum de revenus autorisé, cela suppose donc que l’on fasse d’autres choses à côté pour gagner sa vie.

Et cela entraîne une pratique qui pose question : certains doivent acheter des faux comptes pour pouvoir travailler davantage. Soit ils l’achètent entre 700 et 1000 €, soit ils doivent donner 30% de leurs revenus – alors qu’ils ne gagnent déjà pas grand-chose – à ces personnes qui ont créé ces faux comptes sur les applications.
 

Pourquoi le statut d’indépendant n’est-il pas adapté ?

Il y a clairement un lien de subordination, explique Jean-Bernard Robillard. L’algorithme est reconnu comme un lien de subordination.

"Les livreurs reçoivent une commande par Deliveroo, ensuite ils vont la livrer chez le client. Ils ne peuvent pas choisir leurs tarifs, c’est la plateforme qui impose ses tarifs, donc, ce n’est pas de l’indépendance. Le seul truc, c’est qu’en tant qu’indépendants, ils peuvent se faire virer du jour au lendemain.
Donc en fait, c’est du travail avec les désavantages du salariat - ne pas pouvoir choisir le client ni les tarifs – et les désavantages de l’indépendant, parce qu’on parle de flexibilité, mais la flexibilité, elle est essentiellement pour Deliveroo, puisqu’il n’y a pas de négociations."

Au moment où la plateforme a choisi de faire passer ses livreurs de salariés à indépendants, Jean-Bernard Robillard a introduit une requête auprès de la CRT, la Commission Relation-Travail, une instance belge consultative. La CRT a rendu un avis stipulant que comme les livreurs ne choisissent pas leurs horaires de travail, qu’il y a clairement un lien de subordination, … ils doivent être salariés.

Mais rien n’a changé, car l’avis était non contraignant et ne s’appliquait qu’à lui, pas à l’ensemble des autres livreurs. Chaque livreur qui le souhaite doit en faire la demande auprès de la CRT. Cependant, cela montrait quand même une faille. C’est la seule commission d’experts du travail qui jusqu’ici s’est prononcée : on est dans du salariat !
 

Le truc cool à faire quand on est jeunes ?

Les plateformes comme Uber ou Deliveroo présentent cette ubérisation du marché du travail comme l’avenir du travail ou 'le truc cool à faire quand on est jeune' : on est indépendant, on choisit quand on travaille, on arrête quand on veut… Jean-Bernard Robillard parle lui-même d’une forme de liberté.

Alors, est-ce vraiment l’avenir du travail ?

"J’espère pas, dit-il ! J’espère pas, parce qu'en fait, ce n’est pas du tout l’avenir du travail. Deliveroo, Uber arrivent et sous prétexte de modernité, en fait, on revient au 19e siècle, il ne faut pas se leurrer. Le travail à la tâche, 'le tâcheronnage', c’est un statut du 19e siècle, contre lequel se sont battus nos arrière-arrière-grand-parents, nos arrière-grands-parents, nos grands-parents et même nos parents. Et c’est comme ça d’ailleurs qu’est né le salariat dans ses revendications.
Maintenant, c’est la concurrence la plus exacerbée entre tous, en plus sans aucun filet. Maintenant, ils veulent que ce soit le travailleur qui supporte toutes les contraintes. Ils ne veulent plus aucune contrainte, et c’est inadmissible."

Aujourd’hui, Jean-Bernard Robillard n’est plus livreur à vélo, mais il continue à se battre, parce qu’on n’est pas loin de l’esclavagisme, parce qu’on s’attaque à des personnes plus que précaires, dit-il.

En fait, ces sociétés viennent en disant qu’elles amènent de la richesse, mais c’est de la précarité qu’elles amènent, et ça, il ne faut pas l’oublier.

En France, beaucoup de clandestins deviennent livreurs à vélo et doivent acheter des comptes, puisqu’ils n’ont pas de papiers.

"Cela existe aussi en Belgique, on a même vu quelques mineurs qui travaillaient. Deliveroo ou Uber ne vérifient pas, ou s’ils vérifient, c’est aussi un peu leur business. Finalement, plus les gens sont à la dèche, plus c’est avantageux pour eux", observe-t-il.

 

 


>> A ne pas manquer ce lundi 3 mai à 21h05 sur La Trois, puis sur Auvio :

SHIFT, parcours d’un ex-coursier : rencontre avec la réalisatrice d’un documentaire très actuel


 

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