Et Dieu dans tout ça?

Isabelle Stengers : "L'État s’est mis au service de ce précisément à quoi on devrait résister"

Et dieu dans tout ça ?

Pour voir ce contenu, connectez-vous gratuitement

Par Tania Markovic via

Isabelle Stengers est philosophe, professeure émérite à l’Université Libre de Bruxelles et autrice d’une œuvre importante qui place au centre de sa réflexion des thèmes comme la philosophie des sciences et l’écologie. Avec son collègue Didier Debaise, elle a co-dirigé l’ouvrage collectif Au risque des effets. Une lutte à main armée contre la Raison ?. Ils y rejettent une partie de l’héritage des Modernes qui "se font un droit d’exclure" pour obtenir une question dont la réponse sera toujours garantie.

Isabelle Stengers dénonce cette tentative d’aller vers ce qu’on nomme "l’universel". "L’universel, c’est ce qui vaut partout, c’est ce avec quoi on sera toujours chez nous, où qu’on aille", nous dit-elle. Une définition que l’on pourrait, fait-elle remarquer, tout à fait appliquer également à la colonisation puisque "les colonisateurs veulent être chez eux où qu’ils aillent, et ce qu’ils apportent, c’est le savoir universel". Drôle d’histoire que l’on enseigne aux philosophes modernes donc… Une histoire où la raison est brandie comme une arme. Isabelle Stengers propose le chemin inverse : arrêter d’avoir peur et accepter le fait que poser des questions peut-être une aventure risquée… Elle appelle de ses vœux une réappropriation collective du pouvoir de penser l’avenir.

Danger pour l’ordre public

Isabelle Stengers remarque, quant aux questions climatiques et environnementales, une prise de responsabilités de certains mouvements et individus qui, face à l’inertie de l’État, se mobilisent. Une inertie liée à un refus de l’État d’écouter les scientifiques, refus qu’elle explique par le système dans lequel nous sommes, soit le néolibéralisme. "L’État s’est mis au service de ce précisément à quoi on devrait résister". Elle prend pour exemple les règlements de l’Organisation Mondiale du Commerce OMC, qui empêche l’État de prendre des mesures à l’encontre des producteurs afin de réduire, par exemple, les émissions de CO2. Dès lors, l’État est pieds et poings liés et ne peut que mentir. Dont acte de ceux qui résistent au système.

Malheureusement, cette résistance n’est pas toujours bien reçue, et cela concerne aussi bien des démocraties dites "illibérales" que le "pays des Droits de l’Homme". Isabelle Stengers fait ainsi allusion à la dissolution en France des Soulèvements de la Terre prononcée le 21 juin dernier en conseil des ministres (une dissolution suspendue en référé depuis lors par le Conseil d’État, ndlr). Une situation qu’Isabelle Stengers ne peut que déplorer :

On sent bien que l’ennemi aujourd’hui de ceux qui prennent au sérieux le pouvoir de l’État, c’est ceux qui ne croient plus en leurs promesses.

Résister au découragement

Ceux qui luttent doivent – non content de voir s’abattre sur eux l’appareil répressif de l’État – résister aussi au découragement. Un découragement savamment orchestré par bon nombre de discours du type "le problème est à l’échelle planétaire, comment pourriez-vous le résoudre ?". Le découragement, explique Isabelle Stengers, peut aussi naître face à "l’incohérence radicale" à laquelle nous sommes soumis : aux informations par exemple, on entend alternativement deux discours radicalement opposés ; la grande messe de la consommation suit ainsi un sujet sur la nécessité de moins gaspiller et vice-versa. En soumettant la pensée "à des contradictions évidentes comme si elles étaient normales", on la casse, résume Isabelle Stengers. "C’est une manière de rendre fous les gens".

Un bouleversement du paradigme

Face à ce triste bilan, Isabelle Stengers se réjouit toutefois de voir émerger une nouvelle "génération d’activistes qui balaient aujourd’hui les dissertations académiques sur la question du rapport entre l’humain et la nature". Des activistes qui militent au cri de "Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend". Cela témoigne, selon Isabelle Stengers, d’un changement de sensibilité. L’idée de l’exceptionnalisme humain tomberait alors à l’eau, cette idée qui nous permettait jusque-là de considérer la nature comme quelque chose d’extérieure à nous dont nous pouvions user à notre guise, nous laissant libre de la considérer comme une ressource à exploiter ou de nous percevoir comme en en étant responsable et d’user de cette responsabilité pour la protéger. Un bouleversement du paradigme dont Isabelle Stengers se réclame :

Je ne suis pas humain, je ne suis pas d’abord une citoyenne de la cité, etc. Je suis d’abord sensible, c’est-à-dire que le monde auquel j’appartiens me pose des questions, nous pose des questions et qu’il s’agit d’être à la hauteur des questions qui se posent.

Isabelle Stengers était l'invitée de "Et Dieu dans tout ça ?" de Pascal Claude sur La Première. Retrouvez l'interview intégrale ci-dessus.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous