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#Investigation : "Dans nos hôpitaux, des patients décèdent par manque d'infirmiers"

Par Sophie Mergen

Durant quatre mois, #Investigation a enquêté sur la pénurie d'infirmier.e.s en Belgique. Selon les experts, il en manquerait 20 000 à travers le pays. Une pénurie qui sévit depuis de nombreuses années, mais qui prend des proportions sans précédent. Premières victimes? Les patients. Notre enquête lève le voile sur ce qui se passe en coulisses dans les hôpitaux. Négligences graves voire décès : sont-ils encore en mesure de nous soigner? 

Blouse blanche endossée, charlotte vissée sur la tête, c’est à visage caché que Younes (prénom d’emprunt) accepte de témoigner. Infirmier aux soins intensifs dans un grand hôpital public, il a l’habitude d’être confronté à la mort.

Mais jamais il n’aurait imaginé vivre une journée telle qu'il l'a vécue il y a quelques mois.  

" Il a dû agoniser pendant de longues minutes "

Ce jour-là, Younes est seul avec deux collègues pour gérer tout le service de réanimation. L’état de trois patients se dégrade en même temps. Les trois infirmiers sont donc affairés, chacun sur un patient. "On était occupés à tenter de les maintenir en vie ".

On n’était pas assez. Personne n’a vu qu’un drame se produisait un peu plus loin dans le couloir .

Au même moment, derrière les murs d'une autre chambre, un patient fait un mouvement qui débranche malencontreusement son respirateur.

Ce n’est que bien plus tard que Younes s’en rend compte. " J’ai regardé à travers la vitre et j’ai vu qu’il était en arrêt cardiaque. Je me suis très vite habillé pour rentrer dans la chambre. On a directement commencé la réanimation cardiaque. Mais les cellules de son cerveau n’ont pas eu d’oxygène pendant trop longtemps. Il a dû agoniser pendant de nombreuses minutes. La mort qu’il a eue a dû être très pénible ".  

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" On nous donne tellement peu de moyens que des patients décèdent "

Ce patient est donc décédé. Il était pourtant en phase de guérison de son covid et n’avait qu’une cinquantaine d’années.

" On n’a pas vu qu’il s’était déconnecté car on était tous déjà occupés sur trois situations dramatiques. C’est clair qu’avec un infirmier supplémentaire, cet incident ne serait pas arrivé ".

Après ce genre de situations, quand on rentre au vestiaire, plein de choses se passent dans la tête. Mais ce qu’on se dit le plus, c’est ‘c’est fini pour moi. J’arrête ce métier’.

Des réunions auront lieu avec la direction de l’hôpital. Mais au final, rien ne changera. Younes n’en veut pas à sa hiérarchie. Il en veut au manque de moyens structurel. " Si on n’est pas capable d’assurer la sécurité dans un hôpital, c’est grave. Il faut que la population se rende compte qu’en entrant à l’hôpital, quelque part, les gens sont en danger. Ce n’est pas possible de travailler dans des conditions pareilles, où on nous donne tellement peu de moyens que des patients décèdent ".

Des études scientifiques interpellantes

Est-ce un cas isolé ? Les études scientifiques prouvent que non. Des revues prestigieuses telles que The Lancet montrent que chaque patient ajouté à un.e infirmier.e augmente le risque de mortalité de 7%. Arnaud Bruyneel, doctorant en santé publique à l’ULB, a largement étudié ces résultats. " Avec plus d’infirmier.e.s, c’est sûr qu’il y aurait moins de décès et moins de complications.  C’est devenu une urgence de santé publique. Des patients sont en danger de manière quotidienne dans les hôpitaux belges ".

C’est une évidence scientifique qu’on augmente la mortalité quand le nombre de patients par infirmier(e) devient trop important

Une étude de 2018 montre que dans les hôpitaux bien staffés en infirmier.e.s, il y a 40% de patients en moins dans les unités de soins intensifs et 30% d’infections nosocomiales en moins. Le ratio " patients par infirmier.e" a donc un impact direct sur les infections acquises à l’hôpital, car la surcharge de travail peut engendrer un manque de précautions et d’hygiène. Moins il y a d’infirmier.e.s, plus on augmente par ailleurs le risque de réadmissions, d’escarres, de chutes, d’ulcères ou d’infections urinaires.

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La dernière étude du KCE (centre fédéral d'expertise des soins de santé) montre que trois quarts des infirmier.e.s de soins intensifs sont dans l'impossibilité de réaliser l'ensemble des soins nécessaires. 

" On maltraite les patients et on se maltraite nous-mêmes "

Au cours de notre enquête, nous recevons des dizaines de témoignages évoquant des négligences graves liée à un manque de personnel infirmier.

Dominique (prénom d'emprunt), est infirmière dans un autre hôpital réputé. Elle dénonce une maltraitance institutionnalisée. "Cela commence déjà au moment où on distribue les repas. On sait qu'on devrait aider certains patients à manger mais on dépose le plat, et on va au suivant. S'ils n'arrivent pas à manger... ben, on débarrasse. Et ça, c'est de la maltraitance". 

"Parfois, on met des langes à des patients autonomes, juste parce que ça prend moins de temps. Ca aussi, c'est de la maltraitance. Il arrive aussi qu'on 'jette' les patients dans leur lit. On ne s'en rend même plus compte. Mais quand on se regarde dans la glace, ça fait mal". 

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" On nous a dit que c’était de notre faute, et qu’on devait continuer à travailler "

Dominique a, elle aussi, connu l’horreur dans son service. En plus de tous les autres patients, elle et ses collègues devaient gérer un patient confus, qui allait de chambre en chambre. " Il voyageait dans l’unité, on le retrouvait parfois par terre. On avait alerté les médecins. Normalement, un patient confus, il faut l’entourer, le guider. Mais on n’était pas assez nombreuses, on n’avait pas le temps " détaille Dominique. 

Ce qui devait arriver arriva. " Il a avalé un médicament qui ne lui était pas destiné. Il en est décédé ".

" Après cela, on nous a réunis. Les chefs nous ont dit que c’était de notre faute. Point à la ligne. Et on a dû continuer à travailler dans la même journée".

De graves incidents, qui bien souvent restent cachés entre les murs de l'hôpital. Dominique et Younes nous révèlent qu’une véritable omerta règne à propos des erreurs, négligences et décès liés au manque de personnel. Ces erreurs, les hôpitaux les appellent " événements indésirables ". Mais rares sont les patients qui en entendent parler. " Souvent, on camoufle " avoue Dominique. " On a tous des tiroirs avec des décès dont on ne dira jamais la cause aux familles ".

On ne va clairement pas dire aux familles que leur proche est décédé par manque de personnel. Ce sont des choses qui restent très taboues.

Le jour où Younes a été confronté au décès de son patient, l’origine de la mort a été masquée. " On aurait voulu pouvoir la révéler à la famille, mais on se contente de présenter nos condoléances. On reste très superficiel. On ne dit pas aux familles que leur proche est décédé par manque de personnel. Ce ne sont pas des choses qu'on dit". 

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Aucun chiffre n’existe en Belgique sur le nombre d’événements indésirables recensés dans les hôpitaux.

Mais selon la PAQS, la Plateforme pour l’Amélioration continue de la Qualité des soins et de la Sécurité des patients, des études menées à l’étranger permettent d’estimer qu’un événement indésirable toucherait une admission à l’hôpital sur dix. Erreurs de médication, infections associées aux soins, transfusions non sécuritaires, … : selon les études, un tiers de ces événements indésirables pourraient être évités.

La PAQS identifie un lien clair entre l’état de fatigue du personnel de soins et la survenue des événements indésirables. 

"Les familles devraient attaquer le fédéral"

Pour Carine Rosteleur, secrétaire régionale à la CGSP, la responsabilité est politique. "Les familles de victimes devraient attaquer le fédéral. Le responsable, c'est le ministre de la Santé. Ou plutôt les ministres. Ils sont au courant, mais ils n'ont rien fait,  volontairement. Ils ont des morts sur la conscience et ils en auront de plus en plus". 

Ils ont des morts sur la conscience. 

Face à ces accusations, nous avons voulu faire réagir le ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke (Vooruit).

Il martèle : "Nous sommes en train d'améliorer la situation après des années d'austérité que je regrette. A vrai dire, à ce moment-là, mon parti était dans l'opposition" se défend-il. "Nous dépensons 5 milliards d'euros en soins de santé en plus en 2022 qu'en 2019. Ce sont des dépenses en partie liées à la crise covid mais pas seulement. C'est un effort de rattrapage important. C'est ce gouvernement qui a dit qu'il fallait réinvestir. En 2020, grâce au Fonds Blouses Blanches, 4500 équivalents temps plein ont pu être engagés dont 2/3 de personnel soignant".

Le problème, c'est que les directions d'hôpitaux nous expliquent que ces renforts viennent à peine compenser tous les départs. Le ministre reconnaît : "Je ne suis pas euphorique, je sais qu'il reste énormément de travail à réaliser. Il y a du pain sur la planche". 

Concernant les cas de négligences graves, le ministre affirme : "S'il y a des cas graves, s'il y a des données probantes attestant de décès liés à un manque d'encadrement, il faut venir avec des preuves et tirer ça au clair. Il y a des procédures à suivre. Mais pour cela, il faut que les hôpitaux suivent ces procédures".

C'est bien là que le bât blesse. 

"Pénurie d'infirmières, des vies en danger": une enquête de Sophie Mergen et Guillaume Wollner à voir dans #Investigation sur La Une ce mercredi 25 mai, à 20h20

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