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Intrigues, spéculations, jeux de pouvoir : le président de la République en Italie, le pouvoir de l’ombre

Le palais du Quirinale, où résident les Présidents de la République.

© AFP or licensors

Par Lavinia Rotili (avec agences)

Lundi 24 janvier, 15 heures. C’est l’heure fixée pour l’un des rendez-vous les plus importants pour l’Italie en 2022 : l’élection du successeur de Sergio Mattarella, le président de la République.

Les prétendants ne manquent pas, mais l’enjeu est trop important cette fois : l’Italie cherche à se relever d’une crise économique qui traîne depuis des années et qui a été aggravée par le coronavirus. Sans compter que le Président de la République, en théorie, n’a pas beaucoup de pouvoir. Pourtant, il opère sans cesse en coulisse.

La dernière fois, souvenez-vous, c’était il y a presque un an : le président (sortant) Sergio Mattarella a fait appel à Mario Draghi pour qu’il dirige le nouveau gouvernement et redresse le pays. Aujourd’hui, Sergio Mattarella, 80 ans, Sicilien, ancien professeur d’université et frère d’un politique assassiné par la mafia, ne veut pas d'un second mandat. Ce dimanche, le locataire du Quirinale, ancienne résidence des papes et des rois d’Italie, prépare son déménagement. Son mandat s'achève le 3 février. Son porte-parole Giuseppe Grasso sait que les caisses à remplir ne manqueront pas.

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Plus de 1000 grands électeurs

Alors que l’équipe 'Mattarella' plie bagage, le pays retient son souffle pour savoir qui lui succédera dans ce majestueux palais romain pendant les sept prochaines années. Selon un sondage réalisé récemment pour la chaîne Sky, les Italiens seraient "très satisfaits" d’un deuxième mandat du président sortant (65,1%) ou de l’élection de Mario Draghi (57,1%).

"Mattarella est considéré comme très populaire en Italie car il incarne la médiation, il calme les passions, analyse Marc Lazar, professeur à Sciences Po à Paris et à la LUISS (Libera Università Internazionale degli Studi Sociali) de Rome, interrogé par l’agence Belga. Ses messages sont particulièrement choisis, il ne participe pas aux talk-shows où s’affrontent les responsables politiques et il apparaît comme le père de tous les Italiens."

Et pourtant, les Italiens resteront les bras croisés : ce n’est pas à eux d’élire le Presidente della Repubblica. Ce sont, en revanche, 1009 grands électeurs qui vont élire celui qui pourra accéder au Colle (nom italien pour indiquer la colline du Quirinale, ndlr). Plus de mille personnes, ça fait beaucoup. C’est ce que vous obtenez quand vous réunissez les 630 députés de la Chambre, les 321 sénateurs et les 58 délégués nommés par les Conseils régionaux.

Cette photo de 2019 montre le Président Sergio Mattarella, à gauche, et Mario Draghi, bien avant qu’il devienne Premier ministre.
Cette photo de 2019 montre le Président Sergio Mattarella, à gauche, et Mario Draghi, bien avant qu’il devienne Premier ministre. © AFP or licensors

Bye bye, Silvio

S’il est difficile de mettre d’accord tout ce monde, c’est surtout que la scène politique italienne est extrêmement fragmentée, avec un Mouvement 5 Etoiles en perte de vitesse et une gauche hyperfragmentée. Alors, en cette journée de dimanche, les pourparlers se poursuivent pour ce scrutin secret qui, dès ce lundi, alimentera un feuilleton politique jusqu’à la fumée blanche.

A l’heure d’écrire ces lignes, les dirigeants des partis de la gauche et du Mouvement 5 Etoiles se sont rencontrés pour chercher un consensus sur un candidat potentiel. Du côté de la droite, on se cherche encore. Hier s’est retiré de la course le plus célèbre des anciens Premiers ministres italiens, Silvio Berlusconi. 85 ans, plusieurs casseroles judiciaires, affaires de bunga bunga et relations sexuelles avec des mineures à son pedigree, il a déclaré se retirer "malgré ses soutiens" pour "continuer à servir le pays autrement". Ce dimanche, les journaux télévisés italiens annonçaient qu’il était hospitalisé… Mais juste "pour des contrôles de routine".

Toujours est-il que la droite doit choisir son candidat : l’opinion publique aspire à voir Mario Draghi au Colle pendant les sept prochaines années, la droite de Matteo Salvini et de Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia, un parti d’extrême droite) est beaucoup plus frileuse à l’idée de voir l’ancien président de la BCE comme Président. Bref, le dimanche va être long.

Le 24 janvier: le premier round

Demain, 15 heures pétantes, les 1009 grands électeurs se réuniront à Palazzo Montecitorio, siège de la Chambre, pour un premier round de votations. Comme le veut la tradition, pour l’instant pas de candidat officiel – mais ça, vous l’aurez compris -. Pour être élu (ou élue), il faut obtenir une majorité de deux tiers (673 voix sur 1009) aux deux premiers scrutins. Au troisième, la majorité absolue (505 voix sur 1009) suffit. Petite curiosité que révèle le Sole 24 Ore : chaque votant doit exprimer au moins deux préférences, sinon son vote est perdu !

Chaque tour durera une journée, à cause des protocoles liés au coronavirus. Cela va être tendu, sachant que le centre droit dispose de 452 grands électeurs, contre 463 pour tous les partis de la gauche plus les 5 Etoiles. Et que les coups bas ne sont pas exclus, surtout lors d’un scrutin secret où chacun est laissé seul dans l’isoloir pour voter…

"Les 94 votes du groupe 'mixte' et des députés affiliés à aucun parti vont être décisifs", explique le Sole 24 Ore. Difficile alors de prévoir pour qui ils vont voter et de quel côté des jeux de pouvoir se situent-ils.

Ce président, il fait quoi ?

Si cette élection fait couler autant d’encre, en Italie comme à l’étranger, c’est qu’elle se trouve à la croisée de plusieurs chemins. Avant tout, pour comprendre, il faut savoir que le Président de la République, officiellement, n’a pas beaucoup de pouvoir.

Selon la Constitution, il est le Chef de l’Etat et le représentant de l’unité nationale. C’est aussi le garant de la Constitution, il nomme le Premier ministre et, sur proposition de ce dernier, les ministres. Il préside le Conseil supérieur de la magistrature, nomme un tiers des membres de la Cour constitutionnelle et dispose du droit de grâce. Il signe les lois et peut dissoudre le Parlement.

Mais c’est surtout en coulisse qu’il agit, comme lorsque Sergio Mattarella a appelé Mario Draghi, "SuperMario," en "sauveur de la patrie" ou comme Giorgio Napolitano qui, en pleine crise économique en 2011, a désigné un autre Mario, Monti, comme chef du gouvernement. Il a donc énormément de pouvoir en cas de crise gouvernementale. Et en Italie, les crises gouvernementales ne sont pas une denrée rare : il est inhabituel qu’une législature démarre et se termine avec le même gouvernement.

"Il totonomi"

Cette fois-ci, les enjeux politiques autour de la présidence sont encore plus importants : l’Italie traverse une crise économique endémique, le pays est confronté à des taux de chômage élevés (33% chez les jeunes !), à une administration et une justice lente, à un fossé entre Nord et Sud, à une fuite des cerveaux vers l’étranger, à une corruption et une gérontocratie endémiques. Ah, on oubliait une dette à 169% du PIB!

Et avec le plan de relance européen, c’est, pour beaucoup de journalistes et commentateurs italiens, "la dernière chance" pour sauver le pays. Avec, à la clé, 191,5 milliards d’euros. Une somme qui donne les vertiges et qui demande des réformes robustes.

Avec autant d’argent en jeu, "il totonomi", cette tradition de la presse italienne de spéculer et de fantasmer sur tous les candidats possibles, n’a jamais été aussi haletant. Vous voilà un petit condensé.

Le Premier ministre Mario Draghi.

1. SuperMario

Beaucoup voudraient que Mario Draghi (Super Mario, 'le sauveur') reste le Président du Conseil des ministres. Sa réputation (comprenez : il n’a pas de casseroles judiciaires ni de scandale sexuel lui pendant au nez), ses compétences, déjà prouvées en Europe en tant que directeur de la BCE et dans la péninsule à la Banque d’Italie, font de sa présence un élément stabilisateur pour les marchés internationaux. S’il reste Premier ministre, il le sera jusqu’à la fin de son mandat, 2023, année des élections législatives.

Un autre courant de pensée craint qu’un an pour "réparer le pays" ne suffise pas et estime que toutes les compétences de SuperMario devraient être mises au service de l’intérêt général pendant plus longtemps : sept ans, la durée du mandat présidentiel, voilà le laps de temps parfait pour stabiliser un peu les choses. Mais s’il est élu comme président de la République, qui va le remplacer ? Voilà l’épouvantail de la crise de gouvernement qui refait surface. D’autant plus que plusieurs partis n’ont pas intérêt à recourir au vote anticipé : c’est le cas des 5 Etoiles, en roue libre. 

"[Mario Draghi] perdrait également sa capacité d’influence considérable au Conseil européen, où il est très respecté, ajoute Marc Lazar à nos confrères de Belga. C’est un vrai dilemme pour lui."

Mais SuperMario, lui, que veut-il ? Il a une vertu, assez rare dans les hémicycles italiens : il parle peu, très peu. Et agit beaucoup. Il semblerait être intéressé au poste.

Le Commissaire européen Paolo Gentiloni

2. Paolo Gentiloni

Les fins connaisseurs de l’Europe connaissent cette tête grisonnante parce qu’il occupe la place de Commissaire européen à l’Economie et ce, jusqu’en 2024. L’homme politique de gauche a également occupé la fonction de Premier ministre de 2016 à 2018.

Giuliano Amato en 2007.

3. Giuliano Amato

Son nom ne vous parle peut-être pas beaucoup. À 83 ans, Giuliano Amato n’est certainement pas le plus jeune parmi les aspirants au poste. Pourtant, ce centriste est un véritable ténor de la politique italienne:  ancien Premier ministre, plusieurs fois ministre, il a même sa page dédiée sur Larousse. Cet animal politique italien, fervent européen, a aussi travaillé main dans la main avec Jean-Luc Dehaene dans le cadre de la rédaction du projet de Constitution européenne (mais qui fut rejetée).

Pier Ferdinando Casini en 2008.

3. Pier Ferdinando Casini

Un peu plus jeune que Mario Draghi et Giuliano Amato, Pier Ferdinando Casini est un sénateur. Ancien démocrate chrétien et aujourd’hui président de son propre mouvement "Centristi per l’Europa" (Centristes pour l’Europe), Pier Ferdinando Casini a fait alliance pendant tout un temps avec Silvio Berlusconi, avant de rompre avec lui.

4. Et si "une femme" devenait Présidente de la République ?

Au sein de la société italienne se fait également large l'idée "qu’une femme" devienne, pour la première fois, Présidente de la République. Si l’appellatif "une femme" laisse parfois un peu perplexe (une femme en vaut l’autre pour autant que ce soit une femme ? A-t-on besoin de la désigner par son nom et son prénom ?), il est vrai que le "totonomi" s’est pas mal féminisé ces derniers mois.

On a évoqué les noms de Marta Cartabia, de centre droit, la ministre de la Justice à l’initiative d’un gros chantier de réformes, ou encore celui de la présidente du Sénat Elisabetta Casellati (Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi). Pour un pays où il y a un féminicide tous les trois jours, ce ne serait pas mal comme symbole.

Marta Cartabia, ministre de la Justice.
La présidente du Sénat Maria Elisabetta Alberti Casellati.

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