Economie

Industries chimique et pharmaceutique : des indicateurs historiques, mais gare aux secousses géopolitiques

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Par Martin Bilterijs

1900 emplois supplémentaires créés en seulement une année. Quel est donc ce secteur qui, en Belgique, réussit un tel exploit en ces temps troublés ? Celui de la chimie, des matières plastiques et du pharmaceutique. 1896 postes en 2021, pour être précis. Chaque année, voilà une branche qui va de record en record : depuis huit ans, la création d’emploi y augmente de manière constante. Boostée par la demande en matériel médical depuis la crise Covid-19, (gel hydroalcoolique, réactifs pour les tests, fabrication de vaccins, etc.), une autre crise vient pourtant déstabiliser le secteur : la guerre en Ukraine et ses répercussions sur les coûts de l’énergie et des matières premières.

Les entreprises belges actives dans la chimie et le pharmaceutique ont créé en moyenne l’an dernier 158 emplois en plus par mois. L’industrie pharma et biotech sont les locomotives (+3,9%), suivi de celle des matières plastiques (+1,5%) devant la chimie (+ 0,8%), selon des chiffres d’Essenscia, la fédération belge de l’industrie chimique et des sciences de la vie (organisation qui défend les intérêts des industriels actifs dans ces domaines).

Blouses blanches et pipettes toute la journée, c’est terminé

Une fédération qui, d’année en année, veut prouver qu’elle est devenue le nouveau moteur économique du pays, pour preuve cet extrait de son communiqué : "La forte croissance de l’emploi dans la chimie et les sciences de la vie au cours des 10 dernières années (+8%) contraste fortement avec la chute du nombre d’emplois dans l’ensemble de l’industrie belge (-6%, soit près de 30.000 jobs en moins)" Comprenez : nous sommes une force et un levier économiques indispensables.

L’administrateur délégué d’Essenscia Wallonie, Frédéric Druck, ne disait pas autre chose à notre micro en octobre 2020 : "On a beaucoup vu le secteur entre autres biotech, bio-pharma, comme un secteur d’innovation, des gens en blouses blanches avec des pipettes toute la journée. Aujourd’hui, on est un secteur industriel. Et donc, il faut le voir différemment. Aujourd’hui, il faut investir dans les outils et il faut être à l’écoute des entreprises qui sont en croissance."

Un propos confirmé et appuyé par Yves Vershueren, administrateur délégué d’Essenscia : "Les bons résultats de 2021 soulignent une fois de plus que le secteur de la chimie et des sciences de la vie est le pilier industriel de notre prospérité. Notre industrie est la plus grande contributrice à la sécurité sociale et à la balance commerciale belge."

Hugues Bultot, fondateur et CEO d’Univercells
Hugues Bultot, fondateur et CEO d’Univercells © Tous droits réservés

Un exemple concret ? Prenez la biotech wallonne localisée à Jumet Univercells, active dans la production de vaccins et de médicaments via des procédés technologiques révolutionnaires. Elle a débuté dans la tête d’Hugues Bultot, fondateur et désormais CEO, dans son appartement en 2013, pour s’agrandir jusqu’à devenir une entreprise de 500 salariés et plusieurs filiales, dont certaines à l’étranger, qui font de l’engineering, de la production de médicaments et du tech transfer à l’étranger.

Alors comment expliquer cette croissance rapide ? "La puissance de l’écosystème dans le domaine de biotechnologie est énorme et le fait qu’on soit dans une économie ouverte prônée depuis très longtemps joue pour beaucoup : on accueille des étrangers, qui repartent chez eux, qui y font la promotion de notre savoir-faire, cela nous a permis d’avoir rapidement une résonance internationale, idéale pour lancer une start-up. Donc cocorico et optimisme !", analyse Hugues Buletot, CEO d’Univercells.

Yves Verschueren, administrateur délégué d’Essenscia
Yves Verschueren, administrateur délégué d’Essenscia © Tous droits réservés

Emploi à ses plus hauts niveaux

Avec un total de 97.420 jobs, l’emploi dans ce secteur est à son plus haut niveau depuis 2001. Un marché dynamique qui ne masque pas des difficultés de recrutements : "Je pense qu’on aurait pu être à 100.000 si on avait trouvé toutes les capacités de main-d’œuvre que nous recherchons" détaille Yves Vershueren qui complète : "Nous sommes très actifs sur le marché du recrutement, nous sommes aussi très actifs sur la formation des jeunes. Nous constatons qu’il n’y a pas encore suffisamment de talents en préparation dans les générations qui viennent pour remplacer tous ceux qui vont arriver à l’âge de la pension."

Une difficulté que ne nie pas non plus Hugues Bultot, d’Universcells : "Mais le rôle d’un entrepreneur, c’est de passer outre les difficultés. L’économie mondiale manque de ce type de profil donc il y a très clairement une guerre de talents. On est très créatifs et on mise sur une bonne anticipation : on n’hésite pas à recruter dans d’autres secteurs et à former, on n’hésite pas à recruter à l’étranger, et malgré l’étroitesse du marché, on sur performe par rapport aux multinationales" lance le chef d’entreprise.

Et au niveau des postes vacants ? "Il faut savoir que ce ne sont pas uniquement des profils scientifiques. Puisque nous sommes dans le domaine industriel de la biotechnologie, nous offrons des profils très variés allant du logisticien jusqu’au scientifique, de l’ingénieur jusqu’à l’automaticien, donc nous avons la possibilité d’offrir tout le panel d’emploi" complète M. Bultot.

D’ailleurs, 80% des nouveaux postes vantés par le secteur sont des métiers dits "de production" : des opérateurs sur ligne, déposer les matières premières, s’occuper des mélanges, mais aussi le conditionnement et donc les aspects plus logistiques, ou encore des techniciens pour la supervision de la chaîne et sa maintenance.

Un marché sous tension qui n’a d’ailleurs pas empêché l’année dernière plusieurs grèves dans des entreprises du secteur chimique et même la menace d’une journée de grève nationale : la paix sociale n’était plus garantie, les syndicats demandaient une revalorisation de tous ces travailleurs actifs durant les confinements et accusaient les fédérations patronales d’avoir mis "abruptement" fin aux discussions. La grève sera finalement évitée de justesse : un accord a finalement été trouvé, il prévoyait une augmentation salariale de 0,4% dès le 1er janvier de cette année, avec un minimum de 10 centimes d’euros par heure et une prime corona de 200€. Dans le même temps, l’administrateur délégué Yves Verschueren souligne que le secteur est aussi très exposé à la concurrence internationale c’est pourquoi il demande au gouvernement de "maintenir la loi sur les normes salariales."

Une croissance spectaculaire, grâce aux vaccins anti-Covid…

Tensions sociales passées, le secteur veut se tourner vers le positif. D’abord, avec un chiffre d’affaires reparti à la hausse l’an dernier (+22%) pour atteindre 74€ milliards, "principalement dû à de fortes hausses de prix", note Essenscia qui observe aussi que "les entreprises du secteur ont investi l’année dernière un montant record de 2,7 milliards d’euros (+17%) et les dépenses d’innovation en recherche et développement se sont également maintenues à un niveau historiquement élevé de 5,5 milliards d’euros, soit le double d’il y a dix ans."

Les exportations ont été boostées par la crise sanitaire et singulièrement par la production de vaccins contre le Covid-19 avec pour résultat une croissance spectaculaire : +33%.

Pour autant, "Il ne faut pas uniquement y voir une opportunité pour les pharma", alerte Hugues Bultot d’Univercells avant de préciser : "L’industrie a été mise à forte contribution, certes, on parle beaucoup de ceux qui ont gagné, mais très peu de ceux qui ont perdu. Il y avait un moment plus de 200 candidats vaccins, si je vous demande aujourd’hui d’en citer cinq vous rencontrerez des difficultés. Ce qu’on ne voit pas, ce sont tous les efforts entrepris par toute l’industrie, et puis les sacrifices qui ont dû être faits : tout ce qui a été consacré au Covid n’a pas été consacré à d’autres projets qui étaient tout aussi prometteurs et qui ont été mis en pause. Donc le bilan est mitigé : il y a eu des accélérations et des opportunités, mais on a souffert comme tout le monde."

Essenscia revendique la place de premier exportateur belge avec 37% du total des exportations. "Au sein de l’Union européenne, la Belgique est même devenue le deuxième plus important pays exportateur de produits chimiques, plastiques et pharmaceutiques, après l’Allemagne" précise la fédération. Si le secteur prend en 2021 une deuxième place européenne, l’Allemagne reste la championne des exportations dans le domaine.

… mais beaucoup d’incertitudes, voire d’inquiétudes

Mais l’avenir sera-t-il aussi rose ? "Il est déjà certain que les chiffres de cette année 2022 ne seront pas aussi bons", prévient d’emblée le secteur. En cause : la crise ukrainienne.Avec la hausse des prix de l’énergie, les coûts de production augmentent, alors que l’inflation devient un comme un handicap. Le secteur devra-t-il reporter des investissements et revoir à la baisse ses prévisions de recrutements ? "Ce n’est plus impensable" glisse-t-on.

Certaines entreprises, actives dans la production d’engrais, ont même dû suspendre leurs activités nous confirme l’administrateur délégué d’Essenscia : "Tant les opérations de Yara, à Tertre, que celles d’EuroChem, mais pour d’autres raisons, ont été interrompues. C’est vrai en Belgique, c’est vrai aussi dans d’autres pays européens. Entre-temps, un certain nombre de ces installations ont redémarré leur production tout simplement parce qu’il y a une telle demande pour les engrais que même aux prix absolument prohibitifs du gaz que l’on connaît actuellement, le marché est tout de même preneur. Là encore, les effets vont se faire ressentir, sans doute sur les prix des fruits et légumes qu’on achètera à partir de l’automne."

Une tuile, alors que les entreprises doivent continuer à innover et investir pour relever un autre défi de ces prochaines années : la neutralité climatique.

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