Les Grenades

In Rachel Labastie We Trust, l’art et les histoires pour se construire

© Jehanne Bergé

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

Dans la série In… We Trust (en français : "Nous croyons en"), Les Grenades vont à la rencontre de femmes arrivées là où personne ne les attendait. Aujourd’hui, nous retrouvons Rachel Labastie, une artiste et sculptrice qui questionne le monde à travers la matière.

C’est aux Musées Royaux des Beaux-Arts que le rendez-vous est donné. "J’ai été invitée par la commissaire d’exposition Sophie Hasaerts à exposer mes œuvres. Je suis seulement la deuxième femme de l’Histoire du musée à y avoir une exposition-solo", introduit l’artiste.

Dans l’entrée du musée, au rez-de-chaussée, sa sculpture Charlotte, à la mémoire de Charlotte Corday accueille les visiteurs et visiteuses. Des entraves de porcelaine sont montées sur un socle en chaine qui évoque à la fois un porte-bijoux et un échafaud. "Le musée m’a demandé de réaliser une œuvre qui entre en dialogue avec une des pièces de la collection. J’ai choisi le tableau de David, La mort de Marat. Je voulais profiter de cette tribune pour parler du rôle politique des femmes pendant la Révolution française."

Charlotte, Musées Royaux des Beaux-Arts
Charlotte, Musées Royaux des Beaux-Arts © Tous droits réservés

"Ça donne de la force de connaître les femmes qui nous ont précédées"

À travers son travail, Rachel Labastie interroge notre rapport à l’histoire, aux récits. "J’essaye de retrouver l’histoire de nos prédécesseuses, mais celle-ci est compliquée à lire parce qu’elle a été écrite par des hommes. Heureusement, des historiennes ont effectué un travail de relecture du passé, et ce, en mettant en avant des figures de femmes. L’histoire que l’on raconte est fondamentale pour qu’on se construise en tant qu’individu. Ça donne de la force de connaître celles qui nous ont précédées."

Aussi, la domestication des femmes est au cœur de ses réflexions. L’artiste conseille par ailleurs l’ouvrage Caliban et la sorcière : femmes, corps et accumulation primitive, écrit par Silvia Federici.

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En nous dirigeant vers la salle de son exposition solo, elle nous parle d’un autre de ses projets, à découvrir en ce moment à l’Abbaye de Maubuisson, près de Paris. Cette exposition, intitulée Les Eloignées, évoque la déportation des femmes en Guyane au 19e siècle. "Je revisite l’histoire. Les traces de ces femmes ont disparu. J’ai fait un travail autour du camée à partir de portraits anthropométriques, ainsi, des femmes de la même époque prêtent leurs traits à celles qu’on appelait les reléguées."

Quand on lui demande d’où lui vient cet engagement, elle répond avec simplicité : "Quand on est femme et qu’on essaye d’avancer, on se confronte à plein de choses et l’engagement vient à nous."

L’art pour soigner

Aux Musées Royaux des Beaux-Arts, son travail est proposé en miroir à celui d’Aimé Mpane, artiste belgo-congolais. Leurs œuvres permettent de nourrir l’esprit, de soigner, d’où le titre du projet : Remedies. Sur deux étages, la scénographie invite à la réflexion, mais aussi à prendre une profonde inspiration.

C’est très compliqué de gagner la confiance. Il y a une tendance à minimiser notre travail…

L’art de Rachel Labastie s’exprime dans une large diversité de matériaux : le marbre, le bois, l’osier, terre, l’argile, la porcelaine et le grès. Face à nous, à l’entrée du patio, deux grandes ailes modelées en grès. "C’est une sculpture que j’ai réalisée en 2008. Dans mon travail, j’interroge la dualité de la condition humaine. Les ailes évoquent la transcendance et leur matérialité les place dans un rapport au poids."

Rachel Labastie, portrait aux ailes.
Rachel Labastie, portrait aux ailes. © Nicolas Delprat

Sur le mur suivant, une série de chaines de porcelaine, Les Entraves. "J’ai fait de nombreuses recherches autour des entraves d’esclaves. Je voulais mettre en tension la barbarie de l’outil de contrainte du corps et la porcelaine qui est connotée ‘civilisée’. C’est intéressant de rappeler cette dualité. On peut faire le lien aux femmes, au conditionnement social, à la domestication… Cette œuvre parle aussi de nos prisons intérieures…"

Entraves.
Entraves. © Nicolas Delprat

Autour du feu

L’artiste se dit fascinée par le travail de la cuisson. "Je suis intéressée par les textures que je peux obtenir en jouant avec les températures." Le feu tient par ailleurs une grande place dans sa vie, avec toute la symbolique qu’il comporte.

C’est devant son œuvre Le Foyer faite d’os modelés en grès qu’elle nous raconte son lien particulier au premier élément… "Le foyer, c’est la famille, mais c’est aussi le cercle du feu. Chez les nomades, c’est autour du foyer qu’ils se réchauffaient, mangeaient et se racontaient les histoires. Ma grand-mère a été très importante dans ma vie. Elle était d’origine yéniche, ce sont les gitan·nes du nord de l’Europe. Ils étaient vanniers ambulants avant de devenir photographes ambulants. Quand j’étais enfant, elle m’a dit ‘le jour où les gitans ont perdu le feu, ils ont perdu leur âme’. En grandissant, j’ai compris que le feu était le lieu de rassemblement et de la transmission des histoires, et le perdre, c’était perdre la transmission orale…"

Le Foyer
Le Foyer © Nicolas Delprat

Sur un autre mur, nous découvrons une série de bâtons, symboles de nomadisme. Cette œuvre porte aussi en elle des récits, des mémoires. En 2017, Rachel Labastie se rend dans un village espagnol abandonné en Navarre, et y récolte, à la manière d’une archéologue, des morceaux de céramique. "J’ai retrouvé une multitude de petits éléments. J’ai modelé les grands bâtons en argile et j’ai incorporé tous les morceaux de céramique. Ensuite, on a imaginé une cérémonie vernaculaire pour la cuisson… C’était un vendredi soir de pleine lune. J’ai creusé un trou de trois mètres que j’ai tapissé de tuiles. J’y ai mis mes sculptures recouvertes de bois et j’ai lancé le feu."

Aujourd’hui, quand elle raconte cette expérience, les frissons lui parcourent encore le corps. "Par hasard, j’ai appris que la place où j’avais décidé d’installer le foyer était l’endroit exact où vivait autre fois une céramiste qui fut bannie du village."

Le foyer, c’est la famille, mais c’est aussi le cercle du feu. Chez les nomades, c’est autour du foyer qu’ils se réchauffaient, mangeaient et se racontaient les histoires

Dans son travail, la sculptrice interroge notre rapport au corps, et ce, notamment à travers ses œuvres autour de la vulve. "Il y a toujours la trace du corps dans mon travail, toujours ce rapport à la transformation."

Portrait aux bâtons, 2019
Portrait aux bâtons, 2019 © Nicolas Delprat

Créer, une nécessité

Parmi les pièces des Musées Royaux des Beaux-Arts, les œuvres de femmes se comptent sur les doigts de la main. De plus en plus de voix s’élèvent néanmoins pour une meilleure visibilisation du travail des femmes artistes. Les lignes sont en train de bouger, mais les stéréotypes demeurent. "C’est très compliqué de gagner la confiance. Il y a une tendance à minimiser notre travail… C’est difficile d’avoir accès à la tribune", confie notre interlocutrice.

Nous continuons notre conversation autour d’un café, à quelques pas du musée. Rachel Labastie revient pour nous sur son parcours. C’est dans le Sud-Ouest de la France qu’elle grandit au sein d’une famille franco-espagnole ; ses parents travaillent alors dans le bâtiment. "Je me sentais bien quand je créais des choses, quand je dessinais. C’était mon espace de liberté."

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Au lycée, elle suit des cours de peinture. "Des étudiants de philosophie sont venus. Mon travail les a touchés et ils m’ont proposé d’exposer mes œuvres." Ces étudiant·es, ainsi que le corps professoral la poussent à continuer dans cette direction. "Moi je ne m’étais jamais imaginé ça, parce que je ne viens pas d’un milieu social où on se dit que c’est possible de vivre de l’art."

Elle se lance dans des études de sculpture aux Beaux-Arts de Lyon. "C’était très macho comme enseignement. Je n’avais quasi que des profs hommes. J’étais mise à part, mais j’ai fait tout mon cursus et j’ai continué. C’est en autodidacte que j’ai appris la céramique en rencontrant, en discutant et en faisant".

Si aujourd’hui, l’artiste est connue et reconnue, les débuts n’ont pas toujours été simples. Il a fallu persévérer. "Pour moi, créer était et est toujours une nécessité. Pour garder l’équilibre, j’ai besoin d’être habitée par mes projets, de penser à mes matières."

Son arrivée en Belgique, elle remonte à il y a 11 ans. "J’adore Bruxelles. C’est une ville-port, il y a des gens de partout." Depuis, dans son atelier installé à Anderlecht, elle frappe, cogne, malaxe, transforme, crée… et le résultat de son langage parle au cœur.

Croyez-nous, cette passeuse d’histoires n’a pas fini de faire résonner les récits !


Pour découvrir son travail, rendez-vous à l’expo Remedies à découvrir jusqu’au 13 février 2022 aux Musées Royaux des Beaux-Arts. À lire, également le double catalogue des expositions Remedies et Les Eloignées qui dénoncent l’aliénation mentale et physique en œuvre dans la société.


Dans la série In… We Trust (Nous croyons en) :


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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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