Les Grenades

In Marion Poitevin We Trust, une alpiniste féministe au sommet

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

Dans la série In… We Trust (en français : "Nous croyons en"), Les Grenades vont à la rencontre de femmes arrivées là où personne ne les attendait. Aujourd’hui, nous sortons de nos frontières et vous emmenons au pied du Mont Blanc pour découvrir l’histoire de Marion Poitevin, l’alpiniste et secouriste de haute montagne qui brise le plafond de glace.

Si à présent, Marion Poitevin, 37 ans, est bien installée dans sa carrière, le chemin ne fut pas sans heurts. D’hier à aujourd’hui, la sportive a dû faire face à de multiples violences. Pour laisser une trace de son parcours à la fois unique et exemplaire, c’est sur le papier qu’elle a posé les mots à travers son livre : Briser le plafond de glace. Son histoire nous concerne toutes et tous.

Pour Les Grenades, elle revient sur sa lutte pour prendre place dans le monde sexiste et complexe de l’alpinisme.

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Avancer, suivre, ne pas pleurer

C’est à Nancy qu’elle voit le jour en 1985, mais grandit en Haute-Savoie où sa famille s’installe lorsqu’elle a 6 ans. "Ma maman était hyper sportive. Elle me boostait tout le temps", confie-t-elle. Enfant, Marion Poitevin court, escalade les murets, les arbres. "Ma maman ne me disait pas ‘fais attention, tu vas tomber’, mais plutôt ‘tente d’aller plus haut !’" Son père, grand sportif également, la pousse tout autant. "En famille, nous allions toujours grimper, skier, rouler en VTT, randonner, voler en parapente ou en deltaplane… À la maison, on se serrait la ceinture afin de pouvoir payer ces activités."

Partout, elle suit ses parents avec entrain. "Être une petite fille, ce n’était absolument pas une excuse pour marcher plus lentement, avoir plus froid ou avoir plus peur. Non, il fallait avancer, mais j’adorais ça." Férue de plein air, rapidement l’alpinisme devient pour elle une évidence. À 15 ans, elle réalise sa première course avec son père. "Près du sommet, il m’a proposé de mener les longueurs de la fin, donc je suis arrivée la première, et là j’ai vraiment découvert la sensation de leadership. Ça a été une explosion d’émotions."

À la suite de cette course, elle tente de s’inscrire au club alpin. Un homme âgé la reçoit et la freine dans ses ardeurs. "J’étais jeune, je n’avais aucune crédibilité et c’était compliqué de me faire une place." Finalement, avec l’aide de ses parents, elle parvient à s’engager dans le club d’alpinisme. "J’y ai rencontré trois garçons de plus ou moins mon âge. Je voyais bien que je ne leur inspirais pas confiance pourtant, j’étais meilleure en escalade qu’eux parce que j’en faisais déjà beaucoup en compétition avec mon collège, mais ils ne pensaient pas à m’appeler quand ils partaient grimper."

Ce rejet d’alors, elle l’explique aujourd’hui par les stéréotypes de genre intégrés tout au long de l’éducation, qui continue de séparer les filles et les garçons. "Aussi, si les filles se révèlent souvent moins fortes, c’est parce que nous sommes, pour la plupart, moins sollicitées et encouragées à l’effort, et ce depuis toutes petites."

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Harcèlement sexuel dans des conditions extrêmes

Quand elle ne se retrouve pas esseulée par ceux qui se la jouent "grimpe en non-mixité", elle découvre un autre phénomène : "les cordées de séduction". Un concept mis en lumière par Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, historienne et chercheuse autour de la place des femmes dans le sport. "Le principe, ce sont des gars qui t’appellent pour grimper, mais veulent plutôt te draguer. Le problème, c’est que lorsque tu grimpes, tu es vulnérable. Tu es concentrée sur ta course pour assurer ta sécurité. Ce n’est pas à ce moment-là que tu as envie d’entendre des sous-entendus !"

Dans son livre, elle écrit : "À seulement six ans, j’étais victime de harcèlement. Ou plutôt : je refusais d’en être victime. Le piège des ‘cordées de séduction’réveille ces souvenirs dans un espace, la montagne, où je me sentais libre et forte. C’est douloureux." Tout au long de son récit, le harcèlement sexuel trace un fil, et rend visible ce qui, trop longtemps était tu.

Si les filles se révèlent souvent moins fortes, c’est parce que nous sommes, pour la plupart, moins sollicitées et encouragées à l’effort, et ce depuis toutes petites

Croire en son rêve

Lors de ses 17 ans, elle vit une année qu’elle définit comme cruciale : elle part en échange chez une famille dans le Colorado. "J’ai appris l’anglais et j’ai découvert une autre façon de voir le monde. Pour un·e Américain·e, échouer c’est réussir parce qu’au moins tu essayes. C’est là-bas que j’ai décidé de tenter de vivre mon rêve en devenant alpiniste professionnelle." C’est avec cet objectif en ligne d’horizon qu’en rentrant en France, elle passe son bac, continue les entrainements intensifs et devient monitrice d’escalade à seulement 19 ans.

En 2006, faute de pouvoir accéder aux équipes supposées mixtes, elle rejoint la première équipe nationale d’alpinisme féminine qui vient d’être créée. "C’était génial parce que d’un coup, j’ai connu sept copines pour partir en montagne. C’en était fini des rapports de séduction et mes compétences n’étaient plus remises en question."

Reboostée, elle se fait remarquer par le Groupe Militaire de Haute Montagne (GMHM), le groupe d’élite de l’armée française en matière d’alpinisme. "Nous étions en 2008, depuis les années 80, il n’y avait jamais eu de femme. Le commandant, Thomas Faucheur a décidé de donner sa chance à l’une de nous. C’est important, les hommes qui bougent pour laisser de la place aux femmes, tout le monde a à y gagner." C’est ainsi qu’elle devient la première (et seule jusqu’ici !) femme de l’histoire de ce groupe.

Devenir un bonhomme pour s’intégrer

Avec le GMHM, elle part en expédition sur les plus hauts sommets du monde. Si avec ses collègues, les rapports sont tout à fait cordiaux, le comportement d’un chef de mission se révèle lourd à supporter. Insinuations douteuses, sexualisation de son corps en pleine expédition dans l’Himalaya, différences de traitement ; Marion Poitevin serre les dents et continue. "Il y a un phénomène aussi quand tu es entourée d’hommes, c’est que tu finis par te 'bonhommiser', te comporter comme eux pour te sentir intégrée."

La jeune femme se perd dans ce double jeu. Elle cherche du soutien auprès de son compagnon de l’époque. L’homme supporte alors mal que sa carrière décolle et lui demande de ne pas "se plaindre". Les difficultés s’accumulent, sans compter que ce qu’elle appelle "un plafond de glace" s’installe. "Lorsque mes collègues partaient pour réaliser de grandes faces, ils ne m’invitaient jamais avec eux. Ils ne me faisaient pas assez confiance." L’histoire de sa jeunesse se répète. Fatiguée, elle fait table rase : quitte le GMHM et son compagnon.

Visibiliser les femmes

En 2012, elle entame les démarches pour être instructrice à l’Ecole Militaire de Haute Montagne. Malgré quelques réticences, elle est engagée et devient la première femme instructrice depuis la création de l’institution en 1930. "J’entrainais les soldats à travailler en territoire périlleux. C’était une vraie transmission de savoirs, j’ai kiffé."

En parallèle, elle se forme comme guide de haute montagne à l’Ecole de Ski et Alpinisme de Chamonix, encore une fois, elle est l’une des seules femmes. C’est à cette époque qu’elle commence à s’emparer des réseaux sociaux pour partager son quotidien et faire résonner son vécu.

"Avant j’étais invisibilisée, comme les autres femmes de ce milieu. Les femmes ont toujours été présentes dans l’histoire de l’alpinisme, mais elles ont été effacées. Aujourd’hui encore, quand on prend un magazine de montagne, les femmes restent vraiment sous-représentées." En 2017, pour encourager le leadership des femmes alpinistes, elle crée l’association Lead the climb.

Lorsque mes collègues partaient pour réaliser de grandes faces, ils ne m’invitaient jamais avec eux

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Retour sur sa carrière. Âgée de 30 ans, nouveau revirement. "Je n’étais pas certaine de vouloir des enfants, mais j’avais envie de m’organiser professionnellement pour que ce soit possible si jamais." Et c’est ainsi qu’elle trouve un emploi plus stable au sein de la police nationale auprès des forces spéciales de secours à la personne en haute montagne.

À nouveau, elle est la première femme de l’histoire de ce service. "J’étais un peu une curiosité dans l’équipe, mais je n’ai pas senti d’animosité." Son désir d’enfant se concrétise. "C’est intéressant parce que j’ai eu droit à des remarques du genre ‘mais comment tu vas faire pour partir en déplacement quand tu auras des enfants’ sachant que le collègue qui me posait la question était père de trois d’enfants !" Aujourd’hui, Marion Poitevin attend son deuxième enfant.

L’urgence de laisser une trace

"Mon métier au quotidien c’est de monter en hélico et d’aller chercher les personnes blessées en montagne. Bien sûr, parfois, c’est dur, on ne vit pas dans le monde de bisounours : il y a des gens qui meurent, c’est comme ça." La mort en montagne est une réalité que notre interlocutrice ne connait que trop bien. Tout au long du livre, elle rend par ailleurs hommage à ses ami·es disparu·es lors d’accidents d’alpinisme.

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Et c’est notamment son regard singulier sur la mort qui l’a poussée à prendre la plume. "Je me disais toujours : tu es la seule à avoir eu ce parcours, il faut que tu puisses témoigner, il ne faut pas que tu meures en montagne !" C’est également à travers les lectures (elle a suivi quelques cours d’un Master spécialisé dans les questions de genre et de sport) qu’elle a pu mettre des mots sur ses maux et déconstruire les rapports de domination.

Depuis quelques années, son approche féministe ne cesse d’évoluer et son ouvrage se révèle par ailleurs résolument engagé. "Je me souviendrai toujours, à 18 ans, j’avais dit à ma mère ‘On a le droit de vote et le droit à l’avortement, détend toi le sexisme c’est fini.’ 20 ans plus tard, je me rends bien compte que je n’avais pas tout capté !", conclut-elle en riant.

Marion Poitevin, Briser le plafond de glace : une pionnière en alpinisme, éditions Paulsen.


Dans la série In… We Trust (Nous croyons en)


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