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"Il y en a qui disent que je suis folle": et si les médias aidaient à sortir des clichés sur les troubles psychiques?

Paola, un prénom d'emprunt pour témoigner au JT. Les personnes sujettes à des troubles psychiques ressentent encore souvent de la honte ou de la culpabilité.

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Par Un article Inside de Sylvia Falcinelli, journaliste à la rédaction Info

"Ça arrive à tout le monde, tout le temps, il n’y a pas de souci, c’est normal, il y a moyen de s’en sortir, prenons ça en charge […] on trouvera une solution". Ces mots, entendus au JT, ce sont ceux de Caroline Depuydt, psychiatre et chef de service à la Clinique Fond’Roy. Des mots qu’elles adressent à ceux qui n’oseraient pas franchir le cap d’aller consulter alors qu’ils sentent que, peut-être, quelque chose ne tourne pas tout à fait rond.

Se rendre compte et admettre qu’on a un problème de santé mentale, cela reste difficile. Et pourtant on estime qu’en Belgique, une personne sur trois y sera confrontée au cours de sa vie (à des degrés divers), sans même parler de l’impact de la pandémie ou des inondations. En tenant compte de l’entourage, indirectement touché, ce chiffre monte à neuf sur dix.

Autant dire que cela nous concerne tous. Mais les stéréotypes ont la vie dure. Et les médias ont leur carte à jouer pour faire évoluer les représentations.


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Oser témoigner

Dans le reportage JT où Caroline Depuydt intervient, on entend aussi le témoignage de Ringo, suivi pour des troubles bipolaires. "Il accepte aujourd’hui sa maladie et il a bien voulu témoigner, mais sans donner son nom de famille et sans montrer son visage", explique Clémence Dath, la collègue journaliste qui l’a rencontré. Un témoignage précieux car il peut justement aider à sortir des représentations toutes faites, à apporter de la nuance, et donc in fine à mieux informer.

Revoir le reportage JT consacré à la santé mentale et aux parcours de prise en charge (11 octobre 2021) :

Les clichés imprègnent la société et les personnes qui développent un trouble psychique n’y échappent pas. Elles peuvent en quelque sorte s’auto-stigmatiser. La honte, la peur d’être pris pour un fou ou une folle, la culpabilité aussi, autant de sentiments qui peuvent faire obstacle à la décision de témoigner.

Des sentiments qu’une autre collègue, Marie Vancutsem, a souvent constaté chez ceux et celles qu’elle a rencontrés pour le podcast en six épisodes qu’elle a consacré à la santé mentale, "C’est dans la tête", également diffusé sur La Première.

Voici par exemple ce que confie Nathalie, dans l’épisode consacré à l’anxiété :

Il y a beaucoup de honte. Ça a toujours été une question taboue. Même aujourd’hui, il y a encore des gens qui croient que je travaille. Avec les hommes aussi c’est parfois compliqué, il y en a qui comprennent mais il y en a qui se disent que je suis folle, ça fait peur en fait.

Nathalie explique qu’elle a "fonctionné" jusqu’à ses 35 ans, qu’elle avait une vie amoureuse, professionnelle, avant que les troubles anxieux l’envahissent à un point tel qu’ils impactent aujourd’hui profondément sa vie sociale. Des troubles assortis de tocs aux contours parfois inattendus comme quand elle se bloque en apprenant que le podcast est censé durer 7 minutes : le chiffre 7 ne passe pas. Ma collègue Marie fera donc un épisode radio de 6 minutes 59 secondes.

Ecouter le podcast "C’est dans la tête" ici

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"Mon idée c’était d’entendre les gens qui vivaient ces pathologies-là car je trouve que, quand on évoque les pathologies mentales, on entend très souvent les experts, les soignants – qui parlent de diagnostic, de traitement – mais on entend peu le vécu des personnes", raconte Marie. "J’ai l’impression que ça a tendance à déshumaniser ces pathologies ou en tout cas à en faire quelque chose d’un peu sordide, ou très spectaculaire : par exemple dans l’imaginaire collectif, on a de la schizophrénie l’image de gens qui crient dans la rue, qui se sentent persécutés par des fantômes. J’avais envie de déconstruire ça."

Certains faits divers, relayés dans les médias, peuvent alimenter cette image. Une image qui n’est pas forcément autant contrebalancée par d’autres sujets hors actu sur le quotidien des personnes concernées.

"J’avais envie d’aller en institution psychiatrique pour être dans cette ambiance-là et montrer que ce ne sont pas des fous qui se tapent la tête sur les murs", poursuit Marie. "Je voulais montrer que la frontière entre les gens 'normaux' et ceux qui ont une pathologie est finalement très fine. J’avais envie de retracer les parcours de vie pour qu’on sente d’où ça vient et ce qui a fait le basculement et je crois que là-dedans, chacun peut se reconnaître."

Pour retracer des parcours de vie, il faut un peu de temps. Du temps quand on rencontre les gens et du temps d’antenne pour faire entendre leur voix. Le format du podcast le permettait et a sans doute contribué, selon Marie, à ce que l’hôpital accepte de participer et aide à trouver des témoins.

Frames et counterframes

Chaque fois que l’on aborde le thème des troubles mentaux, on mobilise certains cadres, certains angles de vues, on met en exergue une facette de la réalité. Des chercheurs de la KULeuven ont mis en évidence certains cadres récurrents, ce qu’ils ont appelé des "frames" et des "counterframes", en analysant de près des articles parus dans les médias en 2015 (recherche dirigée par le professeur Baldwin Van Gorp de l’Instituut voor Mediastudies).

En a été tirée une brochure,"Tous fous ! ? Parler autrement de la santé mentale", qui s’adresse aux médias et à tout un chacun. Car chacun est à la fois influencé par les discours sur la santé mentale et émetteur de discours qui à leur tour influencent les perceptions.

Récemment, sur le plateau de Déclic (sur La Trois à 19 heures), on a ainsi entendu Joachim Lafosse s’exprimer à propos de son dernier film "Les Intranquilles", dans lequel on plonge dans la vie d’un couple dont l’homme est bipolaire.

Voir la bande-annonce du film "Les Intranquilles":

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"Le sujet c’est pas la bipolarité […] La bipolarité, c’est le symptôme que j’ai pu observer étant enfant", expliquait le réalisateur.

Ce que j’essaie de dire avec le film, c’est que même quand on est malade, on a une singularité, on n’est pas seulement un malade… Comme quelqu’un qui est malade d’alcoolisme n’est pas qu’un alcoolique – c’est justement par là qu’on va arriver à prendre en charge et à amener vers plus de possibles.

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Si l'on s’en tient strictement à cet extrait de déclaration, on peut y déceler l’un des sept counterframes définis par les chercheurs, celui de "la mosaïque", qui présente le trouble psychique comme l’une des nombreuses facettes de la personnalité d’un individu (pour la description complète, voir la page 33 de la brochure). D’autres sont désignés comme "la faille", "le canari dans la mine" ou encore "la longue marche".

Les counterframes sont dépeints comme "déproblématisants". "Ils présentent moins la donnée ‘personne avec un trouble psychique’comme un problème, voire pas du tout. Ils offrent une perspective de rétablissement et relativisent davantage. Ils s’opposent aux clichés et à la stigmatisation. Un inconvénient peut être qu’ils édulcorent le trouble psychique et atténuent le sentiment d’urgence. Il peut alors être moins rapidement mis à l’ordre du jour", peut-on lire dans la brochure "Tous fous ! ?".

A l’inverse, les cinq frames identifiés, comme "le monstre ou "le maillon faible", sont "problématisants": "Cela veut dire qu’ils présentent la donnée ‘personne avec un trouble psychique’comme un problème. En soi, cela n’est ni mauvais ni bon. En problématisant, on peut tenter de mettre une problématique particulière à l’ordre du jour. L’inconvénient peut être qu’en problématisant, on stigmatise."

Entre stigmatisation et édulcoration, comment alors sortir des écueils posés par ces cadres quand on parle de santé mentale ? Réponse : en utilisant une combinaison de ces frames et counterframes et donc en veillant à nuancer notre façon d’en parler. Dans les médias cela peut se traduire par une attention à varier les angles de vues au sein des sujets mais aussi entre les sujets.


Lire la brochure reprenant les conclusions de la recherche sur les frames et counterframes : "Tous fous ! ? Parler autrement de la santé mentale"


Des stars médiatiques qui lèvent le tabou

On pourrait en citer plusieurs, des stars qui contribuent à lever les tabous. Prenons le domaine sportif. Les championnes Naomi Osaka en tennis et Simone Biles en gymnastique se sont mises en retrait de compétitions internationales pour préserver leur santé mentale. Des décisions largement commentées, dans divers sens, et qui rompent une forme de tabou dans le sport.

Revoir le sujet du JT consacré à Simone Biles qui a interrompu ses Jeux Olympiques à Tokyo (28 juillet 2021) :

La gymnaste américaine Simone Biles face à ses démons

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Pour Caroline Depuydt, les déclarations de ces championnes dans les médias sont de nature à aider d’autres personnes. "Il y a des patients qui m’en ont parlé. Ça libère des gens, des paroles, ils se disent qu’eux aussi ils peuvent le dire", décrit la psychiatre. "Elles sont vues comme des personnes qui osent, qui ont du courage. C’est disruptif parce que ce ne sont pas les premières ni les dernières à avoir des problèmes de santé mentale mais jusque-là on ne le disait pas. Soit on serrait les dents et on y allait, soit on se cachait derrière quelque chose d’autre, comme un claquage musculaire. Ici ces femmes disent que leur santé mentale est tout aussi importante que leur santé physique, ni plus ni moins".


►►► Lire aussi : "Santé mentale : la déconstruction d’un tabou ?"


Si Caroline Depuydt constate que des raccourcis existent toujours (trouble de santé mentale = folie = asile, dangerosité) et tente de les déconstruire dans ses passages médiatiques, elle constate aussi que l’évolution est réelle. Une évolution qui passe aussi selon elle par la médiatisation des problèmes psychiques, que ce soit dans l’info, les films ou les séries : "Plus ça existe, moins c’est gros, horrible, moins ça fait peur. On est de plus en plus ok de dire qu’on va voir un psy, qu’on a une difficulté. Celui qui diminue le stigmate pour lui-même, le diminue aussi pour la société. Ça relance un cercle vertueux : c’est dire aussi qu’il y a de l’espoir, qu’il y a des traitements, que ça vaut la peine d’en parler parce qu’on peut faire quelque chose par rapport à ça."

Une conclusion en forme d’espoir dans un contexte où la santé mentale de toute la population a été mise à rude épreuve ces derniers temps chez nous, entre pandémie de Covid et inondations catastrophiques.


►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume – et un peu de recul – pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici.


 

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