Le 16 janvier, un accord Kasa-Vubu-Tshombe
Finalement, ce sera la Katanga. Le président Kasa-Vubu et le katangais Tshombe tiennent le 16 janvier une conversation téléphonique décisive, où il a été question d’une normalisation des relations entre le gouvernement central et la sécession, ce qui bien sûr conforterait la position katangaise.
A partir du témoignage du représentant de l’ONU au Katanga, il est établi que le transfert de Lumumba fait partie de la négociation. On ne connaît pas le détail du donnant-donnant, mais il s’agit sans doute d’une forme de reconnaissance implicite du Katanga.
Enfin, le lendemain de l’assassinat, le 18 janvier, les autorités katangaises annoncent officiellement l’arrivée de Lumumba "à la demande du président Kasa-Vubu et avec l’accord du gouvernement katangais". Tshombe assume donc ouvertement sa part de responsabilité sur ce point : il accepte l’arrivée de Lumumba au Katanga.
Les Belges impliqués dans le transfert, décision prise par les Congolais
Les Belges, et en première ligne le ministre d’Aspremont, ont donc mis tout leur poids dans la négociation à l’échelon politique et pour l’organisation de l’opération. Pour le transfert, soulignent les experts, il y avait "parfaite identité de vue entre les politiciens congolais et les conseillers belges".
Dans la matinée du 17 janvier, tous les Belges impliqués sont informés : les Affaires étrangères, les Affaires africaines et la Sûreté de l’Etat, à Bruxelles, et les conseillers et responsables belges à Brazzaville, à Léopoldville et au Katanga.
Soudain, le flux des télex et des messages radio entre Belges s’interrompt pour plusieurs jours. Pourtant, dès le lendemain des exécutions, le matin du 18 janvier, la nouvelle est connue de plusieurs officiels belges du Katanga. Bruxelles ne sera informée officiellement que le 23 janvier.
Les Etats-Unis ont déjà infléchi leurs positions, et s’inquiètent officiellement le 18 janvier auprès de la Belgique : "Ces initiatives contrecarrent très gravement action diplomatique que déploient constamment Etats-Unis".
Après le 17 janvier, un curieux black-out
Il n’est pas concevable que l’information essentielle sur la mort de Lumumba n’ait pas été transmise au plus tôt… Le téléphone a sans doute été préféré aux télex, de manière à éviter tout écrit compromettant. Ce black-out est manifestement destiné à ne jamais soupçonner l’implication des Belges dans une décision qui a été prise par les seuls dirigeants katangais… Ce serait donc un règlement de compte entre Congolais : ceci restera la version la plus répandue jusqu’en 2000.
La "part irréfutable de responsabilité" de certains acteurs belges
Le poids des mots : la commission d’enquête de la Chambre conclut en 2001 à la "responsabilité morale" du gouvernement belge dans les circonstances qui ont conduit à l’assassinat de Patrice Lumumba. Le ministre belge des Affaires étrangères réagira ensuite en parlant de "la part irréfutable de responsabilité de certains acteurs belges dans les évènements qui ont conduit à l’assassinat". La famille Lumumba estime, quant à elle, elle qu’il fallait user des termes "responsabilité tout court" de la Belgique officielle.
La participation décisive et continue des officiels belges
Restent des zones d’ombres, même si la participation continue des responsables belges est clairement établie, que ce soit dans la déstabilisation, dans la mise à l’écart politique, dans l’assignation à résidence, dans les plans d’enlèvement ou d’assassinat, dans l’arrestation et dans le transfert de Lumumba et de ses compagnons, sans jamais demander un jugement en bonne et due forme, comme promis par le président Kasa-Vubu.
L’assassinat lui-même, concluent les experts "ne relève pas d’un complot explicite" et est de la responsabilité des dirigeants katangais, mais les responsables belges le savaient possible et ont appuyé le transfert "sans exclure la possibilité que (Lumumba) y soit mis à mort". Ils ont donc laissé faire un assassinat prémédité, tout en détournant leur regard de la scène du crime.
Pourquoi tuer Lumumba ?
Reste une question-clé : pourquoi cet acharnement de certains responsables belges et congolais ? Certains mettent en avant des arguments non rationnels, dont la vengeance après le discours du 30 juin, ressenti comme une injure à la Belgique et au roi. D’autres insistent sur l’opposition ou même la haine que pouvait provoquer Lumumba chez ses adversaires, qui mettent l’accent sur ses réactions entières, et parfois radicales ou impulsives, sur ses déclarations changeantes et sur ses conflits politiques, notamment lors de la scission de son parti, le Mouvement national congolais (MNC).
Cela serait trop simple pour justifier un assassinat. Lumumba a aussi été accusé, mais à tort, d’être communiste.
Lumumba n’était pas communiste
Patrice Lumumba était un jeune autodidacte, un grand tribun, mais avec seulement quelques mois d’expérience de la gestion politique. Il était nationaliste et soucieux de justice sociale. Il s’est engagé dans le combat pour l’indépendance fin 1958, et est devenu pour certains une figure prophétique, mais il n’était pas communiste.
La "menace communiste" était une véritable obsession pour les Belges avant comme après l’indépendance, avec d’innombrables indications en ce sens. Une note d’Harold d’Aspremont Lynden, alors conseiller du Premier ministre Eyskens en atteste en juillet 1960 : "Lumumba personnellement n’est que l’agent d’exécution d’un gigantesque complot manigancé par l’Est".
L’historienne Sophie Gijs a pu avec raison parler du "pouvoir de l’absent" en étudiant l’éventuelle influence communiste au Congo. L’historien José Gotovitch décrit cette " peur viscérale du communisme " jusqu’à l’indépendance et ajoute : "Cette crainte obsessionnelle du communisme détermina la politique des puissances occidentales, après l’indépendance".
Patrice Lumumba avait eu des contacts en Belgique avec des progressistes et des anticolonialistes, dont des communistes. Et son parti a été financé par les pays de l’Est, ce que Mobutu, alors proche de Lumumba, avait révélé aux services belges.
L’appel aux Soviétiques et la rupture entre Congolais
Par ailleurs, la décision de faire appel à l’aide soviétique en août 1960 a été sans doute décisive dans le contexte de la guerre froide. L’aide soviétique est restée en réalité très limitée, mais l’épouvantail communiste a puissamment joué.
Sur la scène politique congolaise, à partir du mois d’août 1960, les contradictions s’accentuent, avec une escalade de mesures de plus en plus extrêmes de part et d’autre, jusqu’à la rupture définitive.
Un assassinat politique, pour sauvegarder la présence néocoloniale
La vraie raison de la détermination continue et de l’action décisive des responsables belges est politique : Patrice Lumumba voulait renverser l’ordre colonial et son prolongement néocolonial, qui maintenait une influence persistante des Belges dans la conduite politique et économique du Congo indépendant.