Les Congolais étaient pourtant engagés dès 1956 dans une prise de conscience politique grandissante. Les Congolais des villes s’informent : ils lisent les journaux et écoutent la radio. Ils ont entendu quelques mois plus tôt, le général de Gaulle, à Brazzaville, de l’autre côté du fleuve, lancer son appel à une "Communauté" entre la France et ses colonies d’Afrique ou l’indépendance immédiate, en précisant : "Qui veut l’indépendance peut la prendre aussitôt !". Ils ont suivi, même grâce à Radio Moscou, la crise de 1956 après la nationalisation du canal de Suez par le président égyptien Nasser. Ils savent que le Ghana est indépendant et que d’autres pays vont suivre.
Au Congo, des intellectuels avaient publié dès 1956 le "Manifeste de Conscience africaine", ignoré par le pouvoir colonial, et l’Abako avait suivi la revendication d’une "indépendance immédiate".
Patrice Lumumba, qui deviendra Premier ministre en 1960, tient, dès son retour du congrès d’Accra, fin décembre 58, à Léopoldville, le premier meeting politique de l’histoire du Congo, devant 8000 Congolais : "Le peuple congolais a droit à son indépendance !". Ce meeting comme le congrès d’Accra ont été largement suivis par les journaux congolais.
Enfin, les mille participants congolais à l’Expo 58 ont rencontré à Bruxelles des tiers-mondistes, des indépendantistes et des progressistes dans un grand bouillonnement intellectuel : ils veulent l’"autodétermination". À partir de 1956, se créent les partis politiques et les syndicats congolais.
Janvier 1959 - janvier 1960 : une année de paralysie
L’année qui suivra le soulèvement est celle de l’immobilisme, ce qui provoque la troisième rupture : la profonde méfiance des Congolais vis-à-vis des Belges : indépendance ou pas ? C’est l’année des "atermoiements funestes", pour reprendre la formule du roi Baudouin. Le monde politique belge est en fait tiraillé entre plusieurs courants opposés.
Au Congo, la plupart des Belges espèrent freiner le mouvement et conserver leurs acquis, ce qui aggrave la rupture et provoque chez les Congolais un raidissement plus fort encore. Les régions rurales se radicalisent à leur tour : l’Etat colonial perd le contrôle de la province de Léopoldville, où l’Abako lance la désobéissance civile, avec une police et une justice parallèles, le refus de l’impôt et le boycott des premières élections. La province Orientale (tout le nord-est du Congo) est touchée par un large mouvement de résistance civile.
Un an plus tard, fin janvier 1960, le gouvernement belge organise enfin la Table ronde belgo-congolaise, pour négocier les contours de l’indépendance. La Belgique croit pouvoir mener le jeu. Les partis congolais font bloc : ils refusent de négocier le principe de l’indépendance, puisqu’elle a été annoncée dès janvier 1959 par le roi Baudouin. Ils exigent de négocier d’abord sa date : ce sera le 30 juin 1960, et sans vraie préparation. Après l’aveuglement et la paralysie, ce sera "la précipitation funeste". La décolonisation du Congo belge est un échec.
Rédigé à partir des interviews réalisées pour les "Mémoires noires d’une indépendance", émissions radios RTBF (2000) et du livre "Mémoires noires, Les Congolais racontent le Congo belge, 1940-1960", RTBF Racines (2010).