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Ibeyi : Esprits de famille

Le duo Ibeyi de retour avec un troisième album

© Rafael Pavarotti

Par Nicolas Alsteen via

Transférées de l’adolescence à l'âge adulte via deux disques infusés de soul, d’électro et de parfums cubains, les jumelles Lisa-Kaindé et Naomi Diaz explorent désormais d'autres possibilités. Influencé par la scène R&B et le hip-hop, le nouveau "Spell 31" plonge dans les sarcophages de l'Egypte antique aux côtés de Jorja Smith, Berwyn ou Pa Salieu. L’occasion rêvée de papoter avec les morts et de réveiller l'esprit de Black Flag sans passer par la case punk. Le temps d’une petite séance de spiritisme, JAM. perce les mystères du nouvel album en compagnie des deux sœurs.

Toujours ensemble, mais désormais partagé entre Londres et Paris, le duo Ibeyi se retrouve à Bruxelles pour évoquer la sortie de "Spell 31", son troisième album. Attablées dans le salon d’un hôtel étoilé, les jumelles Lisa-Kaindé et Naomi Diaz sont devenues des stars. La recette du succès ? Des voix en or, un riche héritage familial (papa a officié au sein du Buena Vista Social Club), une sensualité R&B et des chansons imaginées à la croisée des temps, entre finesses électroniques et rituels cubains. Désormais ouvertes aux sonorités hip-hop, les deux sœurs explorent le cycle de la vie à travers les pages d’un livre consacré à la mort. Des forces du passé aux possibilités de soigner un présent mal en point, la musique d’Ibeyi ose le changement. Rencontre.

Pouvez-vous nous détailler l’origine de "Spell 31", le titre de votre album ?

Naomi Díaz: "Speel", c'est un sort, une incantation, une formule magique. J'y fais référence à la fin du morceau "Made of Gold"

Lisa-Kaindé Diaz: L'incantation en question vient du "Livre des morts de l'Egypte antique". Il s’agit d’un ensemble de papyrus, tous recouverts de formules funéraires. Les Égyptiens lisaient ces incantations lorsqu'ils embaumaient les corps de leurs défunts. Lors du premier jour d'enregistrement, nous avons trouvé ce fameux livre, par terre, dans le studio de notre producteur Richard Russell (Gil Scott-Heron, Damon Albarn, Ndlr). En le parcourant nous sommes tombées sur la 31ème incantation : une petite phrase qui nous a touché, mais aussi protégé pendant toute la durée des sessions.

En quoi cette incantation rencontre-t-elle les aspirations d'Ibeyi ?

Lisa-Kaindé: Parce qu’elle parle de protection, de connexion avec l’âme des anciens et d'un retour à ce qui compte vraiment pour l'être humain. Tous ces éléments se retrouvent d’une façon ou d’une autre à travers notre musique.

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Dans le single "Sister 2 Sister", il y a un sample de "River", l'un de vos tous premiers morceaux. Pourquoi revenir ainsi aux origines de votre projet ?

Lisa-Kaindé: Notre troisième album marque un changement de cap. C'est une évolution artistique. Grandir, c'est aussi accepter de changer. Mais changer n'implique pas nécessairement de se détourner de son ADN. Sampler "River", c'est donc une façon de marquer notre attachement à nos racines, à l'essence de notre musique. C'est aussi un clin d'œil au chemin parcouru au cours des dix dernières années.

Dans le morceau "Foreign Country", on peut entendre le chant de votre maman. Par ailleurs, vous utilisez également la voix de votre papa dans le morceau "Los Muertos". Pourquoi ancrer votre famille au cœur de cet album ?

Naomi: Depuis le début, notre discographie entretient des liens étroits avec notre arbre généalogique. Notre père est décédé quand nous avions onze ans. Pour avancer, nous avons été obligées de libérer la parole, d’évoquer ouvertement de sa disparition. Dans notre culture cubaine, nous parlons aux morts, nous leur donnons à manger, nous leur aménageons un petit espace de vie dans la maison. Pour moi, par exemple, il est tout à fait normal de préparer un petit café à l'attention d'une personne disparue. Parce qu’à Cuba, nous vivons avec nos morts. En France, le rapport au deuil est très différent... Nos chansons parlent ouvertement de tout ça. Pour nous, la mort n'est pas synonyme de tristesse. Au contraire, c'est une célébration de la vie. À l’époque du premier album, nous avions à peine 18 ans. On parlait de la mort aux journalistes qui, bien souvent, nous prenaient pour de jeunes gothiques ou des sœurs emo. Aujourd'hui, les réactions des médias et du public ont évolué. Car le monde a changé. Entre la pandémie et la guerre, les gens parlent plus ouvertement de leur rapport à la mort. Dès lors, notre discours semble d'autant plus connecté aux préoccupations de la société.

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Sur le nouvel album, vous revisitez "Rise Above", un classique du punk hardcore américain daté de 1981. Qu'est-ce qui vous amène à reprendre ce morceau de Black Flag ?

Naomi: Très franchement, nous ne connaissons toujours pas la version originale de "Rise Above"... C'est Richard Russel, notre producteur, qui nous a montré les paroles de ce morceau. Nous avons lu les textes, puis nous avons improvisé une chanson en utilisant les paroles de Black Flag. Nous n'avons donc pas cherché à reproduire le titre d'origine... Il s'agit plutôt d'une chanson d'Ibeyi avec les paroles de Black Flag.

Lisa-Kaindé: En revanche, j'ai eu l'occasion d'écouter d'autres morceaux de Black Flag. Cela m'a donné envie d'en apprendre davantage sur ce groupe. C'est comme ça que j’ai lu "Get in The Van", un bouquin fabuleux, dans lequel Henry Rollins, le chanteur, évoque la vie du collectif en tournée. Même si notre musique peut sembler en décalage total avec celle de Black Flag, je me suis reconnue dans l'esprit punk qui animait la formation. Car, à notre façon, nous avons toujours fait les choses de façon indépendante, à notre sauce, sans jamais nous laisser guider par le moindre dictat.

Sur "Rise Above", justement, vous chantez en compagnie de Berwyn. Un autre rappeur, en la personne de Pa Salieu, vient aussi vous épauler dans le single "Made of Gold". Dans l'ensemble, le nouvel album s’oriente volontiers vers des territoires beaucoup plus hip-hop. Comment expliquez-vous cette évolution ?

Naomi: C'est un genre dans lequel je me reconnais pleinement. Sur le plan créatif, cela correspond aussi à un changement de procédé. Avant d'entamer les sessions d'enregistrement, je suis partie avec Richard Russel pendant deux semaines. Deux semaines durant lesquelles nous avons édité des sons et imaginé toutes sortes de productions. Tout est parti de là. Nos nouvelles chansons ont dû s'adapter aux productions. Alors qu'auparavant, le rapport était inversé.

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Le morceau "Lavender & Red Roses" voit Jorja Smith chanter à vos côtés. Comment cette collaboration a-t-elle vu le jour ?

Naomi: Jorja, c'est notre pote. À la base, elle était juste passée nous dire bonjour en studio. Elle était curieuse d'entendre nos nouvelles compos. En les écoutant, elle a complètement craqué sur "Lavender & Red Roses". Face à son enthousiasme, on lui a proposé de se joindre à nous sur ce morceau. Comme c'était une session complètement improvisée, nous n'avons même pas eu le temps de nous répartir les couplets. Du coup, nous chantons toutes les trois, en même temps, sur toute la durée de la chanson.

Les trois personnalités invitées sur l'album sont de nationalité anglaise. Pourtant, Berwyn est né à Trinidad, les parents de Pa Salieu sont originaires de Gambie et le père de Jorja Smith est Jamaïcain. En tant que Franco-Cubaines, êtes-vous sensibles à ces croisements culturels ?

Lisa-Kaindé: Je pense que cette mixité nous rassemble et favorise notre compréhension mutuelle. Nous n'avons jamais dû expliquer nos influences à Pa Salieu, Jorja ou Berwyn. Parce que ces gens sont comme nous : il comprennent parfaitement les origines de notre musique.

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Votre album s'ouvre sur un morceau intitulé "Sangoma". De quoi s'agit-il au juste ?

Lisa-Kaindé: L'année dernière, j'ai suivi un module universitaire intitulé "Rhythm, Race and Revolution". Ce programme se penche sur le rôle transformateur que joue la musique dans la société (féminisme, décolonisation, mouvements de libération et autres luttes contre le racisme). C'est lors d'un cours dispensé par la chercheuse Aditi Jaganathan que j'ai découvert ce terme. Elle évoquait la révolution noire en Afrique du Sud et le rôle joué par les Sangoma : des guérisseurs qui soignent les corps, mais aussi les âmes. Une légende raconte que lorsqu'un Sangoma refuse son rôle, il tombe lui-même malade. En gros, ils sont obligés d'accepter leur destinée. J'aimais cette idée, cette nécessité de suivre sa voie, d'accepter son destin. Puis, il y a aussi l'idée que la musique peut, elle aussi, soigner le corps et l'esprit.

La personnalité d'Ibeyi tient beaucoup à votre gémellité. Pourtant, depuis peu, vous vivez séparément, entre Londres et Paris. Cette relation longue distance affecte-t-elle votre processus créatif ?

Naomi: Le fait d'être séparées l'une de l'autre, déjà, ça nous donne envie d'être ensemble. La séparation nous permet aussi de mieux réfléchir à ce que nous voulons partager à deux, au sein d'Ibeyi. Habiter à distance, c'est une source de stimulation et d'émulation positive.

Lisa-Kaindé: L'envie de plaire à l'autre est effectivement décuplée. Quand je retrouve Naomi, j'ai envie de la surprendre, de l'emmener vers des territoires inconnus. Depuis le début de l'aventure, Ibeyi nous donne l'opportunité de croiser nos personnalités et de partager nos univers respectifs.

Jusqu'ici, tout semble vous réussir à Ibeyi. Vous êtes apparues dans le documentaire sur Beyoncé, Angèle a assuré la première partie de vos concerts. Adele, Quincy Jones ou Erykah Badu comptent parmi vos fans. Partant de là, que peut-on vous souhaiter pour 2023 ?

Lisa-Kaindé: Si on essayait d'écrire cette histoire à l'avance, elle serait sans doute moins bien dans la vraie vie. Je préfère donc ne rien nous souhaiter de particulier. Le mieux que nous puissions faire, c'est rester ouvertes à l'inconnue, aux rencontres et, surtout, continuer de travailler. Car tout ce qui nous arrive n'est pas le fruit du hasard. Ce sont d'abord des heures et des heures d'investissement dans le groupe. Mais, pour sûr, ce sont des heures que nous ne regretterons jamais.

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