Comment sont nés les dictionnaires de la langue française, comment ont-ils évolué, quelle est leur influence encore aujourd’hui : c’est la leçon du jour, avec Michel Francard, professeur de linguistique française à l’UCL.
Si les spécialistes considèrent que les Serments de Strasbourg en 842 signent l’acte de naissance de la langue romaine, perçue comme différente du latin et des langues germaniques, il faudra attendre un long moment avant de voir apparaître les premiers dictionnaires du français.
Les dictionnaires bilingues sont les premiers à faire leur apparition, vers la fin du 16e, le début du 17e siècle.
Le vrai départ des dictionnaires monolingues, avec des entrées en français, des expressions en français, des explications en français, se produit au 17e siècle.
Ces ouvrages s’adressent à un public d’érudits, de lettrés, à la petite partie de la population qui sait lire. Ce sont en même temps les gens qui ont le pouvoir, qui entretiennent avec les auteurs du temps des relations de voisinage, de copinage même parfois, le but étant d’asseoir l’autorité d’une nation et d’une langue.
Concurrence entre dictionnaires
Le dictionnaire de Pierre Richelet voit le jour en 1680, le Dico universel d’Antoine Furetière en 1690, le dictionnaire de l’Académie en 1694. Il y a une concurrence entre eux, qui n’aurait pas dû exister, explique Michel Francard.
L’Académie, créée par Richelieu, avait en effet des statuts qui lui donnaient la mission de faire un dictionnaire et une grammaire, avec un privilège d’exclusivité ; il ne pouvait pas y avoir de publication d’autres dictionnaires.
Mais l’Académicien Antoine Furetière, excédé par le temps que prenait l’Académie pour faire son premier dictionnaire, a décidé de publier le sien. Il est alors expulsé de l’Académie et contraint de le publier en dehors du pays, en l’occurrence en Hollande. Il sortira quatre ans avant celui de l’Académie. Le dictionnaire de Richelet sera pour sa part publié à Genève.
Les querelles tiennent aussi à des questions linguistiques. Pour Furetière, la langue, c’est un tout, qui comprend aussi le vocabulaire scientifique, tandis que l’Académie préfère un dictionnaire de l’usage général, et crée, à part, un dictionnaire spécialisé sur le vocabulaire technique.
La langue d’une nation, la langue de l’Europe
L’objectif est de documenter la langue, de mettre en règles le français, qui à ce moment-là sort d’une lutte avec d’autres langues qui lui étaient proches, dont le picard, rappelle Michel Francard. Tout un temps, on a hésité sur la langue qu’il fallait donner comme référence ; au 17e siècle, on sait que ce sera le français. La mission donnée à l’Académie sera d’en faire la langue d’une nation et bientôt la langue de l’Europe.
Le bon usage de l’époque, c’est surtout celui de la partie la plus noble de la cour et des auteurs du temps. On ne parlait français que dans quelques villes, dans les milieux favorisés. A Paris, la langue pouvait varier selon les milieux, populaires ou aristocrates et bourgeois. Dans les villages, on ne parlait pas français, mais les langues régionales, le breton, l’alsacien, le picard…
L’Encyclopédie
Le 18e siècle va poursuivre le chemin tracé par les dictionnaires du 17e mais il sera surtout marqué par la publication de l’Encyclopédie, en 1751 et 1772, par Diderot et d’Alembert. Il ne s’agit pas vraiment d’un dictionnaire, les mots n’y sont pas repris par ordre alphabétique, mais selon une série de thématiques. Le traitement des mots s’accompagne d’un traitement encyclopédique et de remarquables illustrations.
L’Encyclopédie marque une étape essentielle dans la transmission des connaissances. "Vu la qualité des rédacteurs, cet ouvrage est fondamental et a donné un éclairage remarquable à ces Lumières du 18e siècle et lui a permis de dépasser largement les frontières de la France pour rayonner en Europe", souligne Michel Francard.
L’Encyclopédie n’a pas toujours été bien acceptée, en particulier par le parti des dévots, qui lui reprochaient d’être une attaque envers le gouvernement et les religions.
La maison Larousse
Certains dictionnaires ont aussi suscité la polémique, en particulier celui de Pierre Larousse, au 19e siècle. Républicain, libertaire, libre penseur, franc maçon, il fait passer, dans une série d’articles, son opinion et sa propre philosophie dans la définition de plusieurs mots. Ainsi pour le mot 'grève', il marque son désaccord avec ceux qui oppriment les plus faibles et revendique le droit de grève.
Issu d’un milieu populaire, instituteur au départ, il montera à Paris où il créera la maison d’édition Larousse/Boyer. Cette vocation d’instituteur ne va jamais l’abandonner, il aura toujours le souci que son oeuvre instruise les gens et en particulier les jeunes. Il est en dehors du monde de l’élite. Il se sert de ses dictionnaires pour diffuser un savoir et le mettre à la portée d’un maximum de gens.
"En ce sens, il est représentatif des Hussard noirs de la République, ces instituteurs qui sont dans la foulée des lois de Jules Ferry, qui a installé l’école primaire gratuite, laïque et obligatoire", rappelle Michel Francard.