Ces témoignages font écho à ce que Sandrine Detandt entend chez ses étudiants. Elle est professeure de psychologie et directrice de l’Observatoire du sida et des sexualités à l’ULB, et elle observe aussi ce refus, chez de plus en plus de jeunes, d’étiqueter leur orientation sexuelle.
Il n’y a pas d’étude sur le sujet, mais toutes les personnes que nous avons contactées font le même constat, qu’il s’agisse d’animateurs EVRAS (Education à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle), de psychologues de centres de planning familiaux, ou de responsables d’associations actives dans le domaine de la promotion de la santé sexuelle, ou d’associations LGBTQI +.
Avec son esprit vif et pointu, Sandrine Detandt nous aide à décoder ce phénomène.
Comment expliquer l’émergence de ce discours libertaire chez certains jeunes, à propos de leur orientation sexuelle ?
Le contexte est favorable. Il y a eu une évolution très rapide ces vingt dernières années en termes de reconnaissance et de droits pour les personnes non hétérosexuelles : le mariage, l’adoption, la parentalité etc. C’est très récent. Tout ça participe à une visibilisation de ces pratiques, de ces vécus, de ces nouvelles familles contemporaines qui donnent aux jeunes d’aujourd’hui la possibilité de se penser autrement. Ils peuvent, par exemple, avoir une meilleure amie dont les parents ont divorcé et dont le père est homosexuel. On a une pluralité de possibles aujourd’hui qui n’étaient pas visibilisés de cette façon-là.
Parallèlement à ces changements politiques et juridiques, il y a un mouvement qui vient du bas : les individus eux-mêmes ont participé à construire la représentation de tous ces possibles, de ces autres modèles, dans les médias, le cinéma, ou les séries.
On parle plus de sexualité et de genre ?
Oui, y compris à l’école. Les cours d’EVRAS (Education à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle) se répandent, on a maintenant à l’ULB un master en étude de genre, il y a de plus en plus d’enseignements relatifs à la question du genre comme concept permettant d’évoquer la manière dont les rôles des hommes et des femmes sont socialement déterminés. A titre illustratif, je suis sortie de l’université il n’y a pas si longtemps, en 2012 : de 2008 à 2012, je n’avais eu aucun cours sur les questions de genre.
Par ailleurs, on remet à présent en question l’ensemble des savoirs. Les jeunes interrogent la façon dont les savoirs leur sont enseignés, parce qu’on les pousse à réfléchir à la façon dont la matière a été construite et dont les personnes qui l’ont construite ont eu un impact sur elle. Cela leur permet aussi de s’interroger sur les catégories telles qu’elles ont été définies.
Youtube semble aussi jouer un rôle important ?
Oui, Youtube, même si on y retrouve certains stéréotypes, participe à la possibilité d’avoir une pluralité de représentations très rapides. Les orientations ou les pratiques sexuelles qui ont de nouvelles nominations peuvent en un coup être transmises à un nombre très important de personnes, avec un impact considérable, qu’on ne mesure pas encore tout à fait.
Plusieurs jeunes femmes nous ont parlé de l’importance du féminisme dans leur réflexion…
Oui, les féminismes interrogent le genre mais forcément aussi le rapport à la sexualité, et dès lors qu’on interroge le rapport à la sexualité, on interroge des questions comme “comment se sent-on en tant qu’homme ou que femme, ou aucun des deux, comment se sent-on attiré ou non par d’autres personnes…” donc ça participe de cette réflexion.
Et par ailleurs, les féminismes montrent à quel point le fait d’être assigné à une catégorie (en l’occurrence la catégorie “femme”) a une incidence sur la place que l’on occupe dans l’ordre social, politique, et bien évidemment intime.
Comment lisez-vous ce refus des étiquettes, des catégories ?
Dans le refus de se nommer, il y a aussi un refus d’être nommé par l’autre, et, par là, d’être assigné à une certaine place.
C’est probablement une tentative de se retrouver soi-même. Il y a quelque chose de l’ordre de “je ne serai capté par rien, nommé par rien, je suis unique.”
C’est aussi une manière de laisser toutes les portes ouvertes, parce que l’orientation sexuelle d’un individu peut évoluer tout au long de sa vie ?
Oui, on le voit dans tous les champs : aujourd’hui, peu de jeunes veulent passer toute leur carrière dans la même entreprise. Le refus d’un élément qui serait déterminant pour le restant de notre vie, c’est quelque chose qui se retrouve très fort dans cette génération à tous les niveaux. Et effectivement, de toute façon, l’orientation sexuelle n’est pas quelque chose de stable.
Cette liberté, cette absence de définition, peut aussi être angoissante ?
Oui, le fait de pouvoir s’interroger sur sa sexualité, sur toutes les nominations possibles, ça constitue à la fois une incroyable liberté mais en même temps ça questionne sérieusement sur “ce que je suis”. Ça ouvre des espaces de questionnement qui peuvent être infinis et angoissants.
Et c’est peut-être pour cela que, parallèlement à ce refus des étiquettes, on assiste aussi à la création de nouvelles dénominations, parce qu’elles permettent de structurer l’individu.
Comme “pansexuel”, qui signifie qu’on est attiré par des personnes quels que soient leur genre ou leur sexe ?
Oui, finalement, ”pansexuel” c’est une manière de laisser tous les possibles ouverts tout en se nommant. En fait, tout en refusant les catégories, on se recatégorise quand même pour pouvoir s’identifier à d’autres, se retrouver dans des groupes, avoir un mot avec lequel se présenter à l’autre.
C’est une possibilité qui est nécessaire pour certains individus mais pas pour tous.
C’est une nomination qui n’est d’ailleurs pas vraiment neuve ?
Effectivement, pansexuel est probablement une façon plus contemporaine de se dire que tout est possible, mais le mot “queer” existait bien avant et pourrait vouloir dire la même chose. Il a peut-être perdu de son caractère subversif. C’était une injure, qui voulait dire “bizarre, tapette, monstre”. Le mot a été récupéré par les personnes issues des minorités elles-mêmes, et puis par les chercheurs, pour désigner un mouvement qui remettait en question l’ensemble des catégorisations et des assignations. Peut-être qu’aujourd’hui, il fait plus partie de la littérature et de la théorie et qu’il parle moins aux jeunes.