Guerre en Ukraine

Guerre en Ukraine : rubans verts, pancartes blanches, ces formes alternatives de protestation se multiplient en Russie, avec quel impact ?

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Par Daphné Van Ossel

Des rubans verts, des fleurs blanches, des pancartes vides de toute inscription… Les actions alternatives de protestation contre la guerre en Ukraine se multiplient en Russie.

Les manifestations sont lourdement réprimées. Les médias censurés. L’accès aux réseaux sociaux considérablement limité (Facebook et Twitter sont par exemple bloqués). Alors, il faut bien trouver d’autres moyens pour exprimer son opposition à la guerre.

Le terme même de "guerre" est banni par le Kremlin. Il faut parler d’"opération militaire spéciale". Dès lors, les pancartes se vident simplement de leurs mots, comme sur cette vidéo, tournée à Nizhny Novgorod, où une citoyenne brandit une affiche blanche. Ou sur cette autre, à Ivanovo cette fois, qui montre un homme seul tenant une feuille présentant une suite d’astérisques, autre manière de dire "F*ck la guerre".

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Plus de 15.000 arrestations

Lac des cygnes décapités

Les Russes trouvent encore d’autres moyens de s’exprimer : accrocher un simple ruban vert dans la ville, ou le porter par exemple. Mais cela n’est pas toléré non plus. OVD-Info consigne minutieusement toutes les informations et témoignages qu’elle reçoit. Dans le compte rendu du 21 mars, on trouve ce récit : “À Tcheliabinsk, une femme a été arrêtée alors qu’elle se promenait avec son amie, sous prétexte de vérifier ses documents. Au poste de police, il s’est avéré qu’elle et son amie étaient détenues à cause d’un ruban vert sur le sac de la femme. Le ruban vert est l’un des symboles de la protestation contre la guerre.” Elles s’en sont sorties avec un avertissement.

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Le tweet ci-dessus fait aussi mention d’un tag représentant les 4 petits cygnes du Lac des cygnes, décapités. L’allusion au ballet de Tchaïkovsky n’est pas anodine en Russie. A la mort de Leonid Brejnev, en 1982, il avait été diffusé par la télévision d’Etat, en lieu et place de l’annonce du décès. En 1991, lors d’une tentative de putsch contre Mikhaïl Gorbatchev, il était aussi passé en boucle. La web tv indépendante Dojd, qui a récemment dû arrêter d’émettre, a également diffusé l’œuvre du compositeur russe lors de sa dernière émission. Et la Novaya Gazeta en a dernièrement publié une représentation en une.

Le drapeau russe est aussi détourné : la bande rouge “sang” est supprimée, et remplacée par une seconde bande blanche. Cet homme qui le porte a été arrêté à Ekaterinbourg, avant d’être libéré sans son drapeau.

Photo fournie par un témoin oculaire à OVD-Info
Photo fournie par un témoin oculaire à OVD-Info © OVD-Info

"Agitateurs contre la guerre"

L’une des organisations anti-guerre les plus importantes de Russie, selon Meduza (site d’information indépendant désormais bloqué en Russie), est un mouvement féministe : "Feminist Anti-War Resistance", soit "Résistance féministe anti-guerre". Elle dispose d’un manifeste, disponible en plusieurs langues, et appelle tout un chacun à devenir des "agitateurs contre la guerre". Les moyens d’action sont multiples. Un exemple, que l’on retrouve plusieurs fois sur leur fil Telegram : écrire des slogans anti-guerre ("Нет войне", "Non à la guerre") sur des billets de banque, promis à circuler.

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Les membres du mouvement donnent des conseils pratiques pour montrer son opposition à la guerre ou transmettre des informations alternatives à la propagande sans se faire repérer.

Le 8 mars, elles avaient invité les femmes (et les autres), qui d’habitude reçoivent des fleurs ce jour-là, à en déposer aux pieds des mémoriaux de la Seconde guerre mondiale pour rendre hommage aux civils morts en Ukraine. D’après une des membres du réseau, des actions se sont déroulées dans plus de 120 villes.

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Women in black

Le mouvement a aussi lancé l’action "Femmes en noir" pour "montrer le chagrin et le deuil des personnes décédées pendant la guerre". L’action a eu lieu le 18 et le 19 mars, le 18 étant le jour de l’annexion de la Crimée (2014).

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Elle est inspirée de l’action de femmes israéliennes en 1988 qui protestaient contre les violations des droits humains par des soldats israéliens dans les territoires occupés. Dans les années 90, des actions similaires avaient eu lieu en Russie pour protester contre la guerre en Tchéchénie, rappelle encore le mouvement "Feminist Anti-War Resistance".

De nombreuses femmes ont posté des photos d’elles en noir, dans les rues de leur ville, une rose blanche à la main (autre symbole, en référence à l’action des étudiants antifascistes allemands qui ont protesté contre l’Allemagne nazie, fleurs à la main). Au moins une femme en noir a été arrêtée, comme le signalent à la fois le mouvement féministe, et le site OVD-Info.

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Les membres du comité anti-guerre, dont l’ex-oligarque Mikhail Khodorkovsky, le joueur d’échecs et homme politique Garry Kazparov (tous deux exilés à l’étranger), appellent, eux au "sabotage général" : "Une grève italienne à grande échelle, dans laquelle les citoyens ne violent pas la loi, mais ralentissent et entravent autant que possible le fonctionnement des services publics et des services, ne met pas en danger les participants, mais conduit à l’effondrement de l’appareil administratif de l’État."

Quelle ampleur ?

Au-delà de ces actes de résistance, quelle est véritablement l’ampleur de la contestation en Russie ? Différents sondages circulent, tous ont leurs limites. Les experts tendent à s’accorder pour dire qu’une majorité de l’opinion publique continue à soutenir Vladimir Poutine, mais que cette opinion publique est divisée.

D’une part, il y a des citadins, issus de grandes villes, plutôt jeunes, qui ont accès à des sources d’information variées, et qui s’opposent à la guerre. D’autre part, il y a une population plus âgée, moins éduquée, rurale et uniquement informée par les médias d’État. Sous l’influence de la propagande, elle soutient le président.

Mais pour Aude Merlin, chargée de cours en science politique et spécialiste de la Russie et du Caucase à l’ULB, il y a des indices qui laissent penser que cette guerre est très douloureuse pour une grande partie des Russes, "même peut-être chez ceux qui boivent la propagande du Kremlin". "En filigrane, dit-elle, il y a un ressenti que quelque chose ne va pas. La vente des antidépresseurs a bondi en Russie depuis le 24 février. C’est un indice. De nombreux Russes ont un membre de leur famille en Ukraine. Même parmi ceux qui disent soutenir l’opération spéciale militaire, il est possible, d’après ce que l’on entend, que certains se sentent déchirés." Le soutien n’est par ailleurs pas aussi franc qu’en 2014, lors de l’annexion de la Crimée.

Quel impact ?

La contestation, qu’il s’agisse de manifestations ou de formes plus discrètes, peut-elle avoir un impact concret sur la situation ? La réponse est probablement non. Il n’y a plus d’institution d’opposition qui pourrait aider à structurer, organiser la contestation. "Le mouvement d’Alexeï Navalny aurait peut-être pu s’emparer de ça, explique Aude Merlin, mais il a été démantelé, justement, ce qui affaiblit les réseaux d’activistes."

Par ailleurs, le pays est pour le moment confronté à une fuite des cerveaux, beaucoup d’opposants quittent le pays : "Les gens qui sont contre sont en train de voter avec les pieds. On parle de 100.000 ou 200.000 personnes qui ont fui la Russie."

Enfin, précise encore la spécialiste, les Russes qui contestent ne se font pas nécessairement d’illusions sur l’impact que cela peut avoir : " Les logiques d’impact de l’opinion publique sur les élus et sur le gouvernement sont des logiques propres aux démocraties. Les Russes qui sortent dans la rue pour contester le font souvent mus par leur conscience : ils ne peuvent pas ne pas le faire. Mais ils ne vont pas forcément espérer un impact direct et massif parce qu’ils connaissent la nature du régime. C’est bien là la différence profonde entre un système démocratique et un système autoritaire ultra-répressif, qui est en train de se durcir de façon vertigineuse."

Et d’ajouter : "Si un jour le régime s’effondre, ce sera plutôt, peut-être, du fait d'un schisme au sein des élites. C'est souvent le cas quand des régimes autoritaires se fissurent."

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