Guerre en Ukraine

Guerre en Ukraine : quels sont les enjeux derrière la ville clé de Kherson à l’aube d’une bataille "décisive" ?

Vue d'un village contrôlé par les forces ukrainiennes, à la frontière de Kherson.

© Metin Aktas - Agence Anadolu - Getty Images

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Par Daphné Van Ossel

Cela fait des semaines qu’on la dit imminente. La bataille de Kherson se fait attendre. La contre-offensive ukrainienne a déjà commencé mais elle tarde à atteindre la ville. "La mère des batailles", "décisive", "stratégique": tous les qualificatifs sont bons pour souligner son importance. Pourquoi ? Où en sont les forces en présence sur le terrain ? Qu’en est-il de "l’évacuation" de la population ? Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD), nous aide à faire le point.

Une bataille “décisive”

Kherson, ville du sud de l’Ukraine, située sur la rive occidentale du fleuve Dniepr, est tombée aux mains des Russes dès le 2 mars. C’est la plus grande métropole dont ils ont pris le contrôle. Vladimir Poutine a même annoncé son annexion le 30 septembre dernier. Au-delà de sa taille, la ville a une importance stratégique. Elle constitue d’abord un lien terrestre avec la Crimée, annexée par la Russie en 2014.

Ensuite, sa reconquête empêcherait les Russes d’aller jusqu’à Odessa. "Ce serait la garantie que les Russes ne pourraient pas monter une opération terrestre ou amphibie vers Odessa et cela permettrait aussi d’empêcher les bombardements russes sur Mykolaïv qui sont actuellement incessants", explique Nicolas Gosset.

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Autre enjeu primordial, pour le commerce des céréales notamment : "A minima, si la Mer d’Azov devait être perdue, ça permettrait de conforter toute la façade maritime de l’Ukraine sur la Mer noire occidentale. C’est essentiel pour assurer la viabilité de l’Etat ukrainien à terme."

Psychologiquement, une défaite russe à Kherson serait difficile à assumer en interne. Sur le plan militaire, depuis la chute de Lysychansk et Severodonetsk début juillet, les Russes n’ont pas eu beaucoup de bonnes nouvelles à vendre à leurs citoyens, si ce n’est le succès revendiqué des campagnes de frappes massives, comme celles du mois d’octobre.

L'"évacuation" de civils

Vladimir Saldo, représentant des autorités d’occupation russe à Kherson, a annoncé ce lundi 31 octobre, de nouvelles "évacuations" de civils, précisant que la zone d’évacuation s’étendait désormais à la rive orientale du Dniepr, à 15 km à partir du fleuve.

Les autorités russes avaient pourtant annoncé la fin des opérations d’évacuation le vendredi 18 octobre. Cela concernait alors la rive occidentale. 70.000 personnes auraient alors été évacuées, il s’agirait à présent d’en évacuer 70.000 autres.

Des civils évacués de la ville ukrainienne de Kherson

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Il s’agit principalement de femmes, d’enfants et de personnes âgées, les hommes ayant été mobilisés de force, quand ils n’ont pas fui. "Une fois qu’ils ont atteint la rive occidentale du Dniepr, il est difficile de savoir ce qu’ils deviennent, estime Nicolas Gosset. On sait que des femmes et des enfants sont envoyés en Russie pour servir les intérêts du pays, qui connaît un effondrement démographique depuis des années."

Il est difficile de croire qu’il s’agit d’une réelle opération d’évacuation humanitaire destinée à protéger les civils que la Russie n’épargne pas par ailleurs. "Ça peut être une opération de communication, pour pouvoir montrer des images qui disent que la Russie évacue les gentils russes ou pro russes des méchants nazis ukrainiens."

"On peut aussi penser que les civils gênent la conduite des opérations. On sait que les forces russes sont en train de prendre possession, des habitations privées pour y établir des avant-postes dans une logique de guérilla urbaine si les Ukrainiens devaient entrer dans Kherson."

Une guérilla urbaine

Les Ukrainiens vont éviter de bombarder leur propre ville. Ils vont tenter de la reprendre en limitant les destructions.

"Ils veulent pousser pour contraindre l’ennemi au repli, mais les Russes l’ont bien compris. Ils se fortifient à l’intérieur de la ville et optent pour une posture de guérilla urbaine", décrit le chercheur à l’Institut royal supérieur de défense.

Mais l’acheminement des équipements militaires risque d’être compliqué pour les Russes : les ponts sur le Dniepr ont été détruits, ce qu’il en reste ne permet pas le passage de matériel lourd.

Une contre-offensive à petit pas

Quand aura finalement lieu la reconquête de Kherson, si elle a lieu ? "L’opération de capture de Kherson durera très probablement jusqu’à la fin du mois [de novembre]", indiquait le chef du renseignement militaire ukrainien le 28 octobre dernier.

La progression est lente. Les rapports, comme celui de l’ISW (Institute for the Study of War, un groupe de réflexion américain), indiquent que les forces russes poursuivent leurs préparatifs défensifs, tandis que les Ukrainiens poursuivent leurs opérations contre-offensives…

Ce 1er novembre, l’ISW notait "les efforts actifs pour renforcer la défense de Chornobaivka". La ligne de front se situe à 20 km au nord-ouest de cette ville. Ces efforts, poursuit l’ISW, "indiquent une inquiétude quant à une avancée ukrainienne imminente."

La situation militaire le 1er novembre (Source : ISW)
La situation militaire le 1er novembre (Source : ISW) © Tous droits réservés

Quoi qu’il en soit, les avancées sont lentes. "C’est un terrain extrêmement compliqué, précise Nicolas Gosset. Les Russes ont considérablement fortifié la zone, ils avaient déjà 3 lignes de défense complètes autour de la ville de Kherson et dans la partie centrale. On a vraiment un dispositif de tranchées et de fortifications au sens premier du terme, donc percer ces défenses prend beaucoup de temps."

Par ailleurs, la région est une sorte de polders, une plaine avec beaucoup de canaux, de fossés, d’irrigations, "qui sont eux aussi utilisés comme zone de fortification secondaire par les Russes".

Les conditions climatiques n’aident pas non plus : la pluie rend les terrains très boueux, "ce qui rend la progression des pièces d’artillerie lourde compliquée. Ça complique la progression."

Enfin, les forces russes présentes comprennent des miliciens du groupe Wagner, des Tchétchènes et des forces aéroportées bien déterminées. "Ils essaient à tout prix de garder le terrain, contre toute logique militaire, qui serait de minimiser les pertes et de se retirer. Il y a une volonté politique du sommet de l’Etat russe de maintenir coûte que coûte le contrôle de la zone."

Par ailleurs, les Russes compliquent la tâche des Ukrainiens en monopolisant leurs forces ailleurs, à Bakhmout, dans l’Est. "Ça n’empêche pas les Ukrainiens de consolider et d’augmenter leur dispositif dans la région de Kherson mais ça complique la donne."

Le barrage de Kakhovka

Volodymyr Zelensky a accusé la Russie d’avoir miné le barrage de Kakhovka, qui se trouve un peu plus haut que Kherson sur le Dniepr. Une telle attaque inonderait une bonne partie de la région, pourrait perturber le refroidissement des réacteurs de la centrale nucléaire de Zaporijjia, affecter l’approvisionnement en eau de certaines parties de l’Ukraine, dont la Crimée, annexée par la Russie en 2014.

"Ce serait une véritable politique de la terre brûlée que pratiquerait la Russie après un éventuel retrait de Kherson, en sacrifiant elle-même l’alimentation en eau de la Crimée, je n’y crois pas beaucoup", affirme Nicolas Gosset.

La centrale hydroélectrique de Kakhovka, le 20 mai 2022.
La centrale hydroélectrique de Kakhovka, le 20 mai 2022. © AFP or licensors

À présent, comme souvent dans ce conflit, c’est la Russie qui accuse l’Ukraine de préparer une attaque contre la centrale hydroélectrique. Pour l’ISW, "il n’existe aucun scénario dans lequel il serait avantageux pour l’Ukraine de faire sauter le barrage", et "la capacité ou la volonté de la Russie d’endommager physiquement le barrage est relativement peu importante". Il s’agirait là d’une manœuvre destinée à préparer l’opinion publique russe à un retrait de son armée. "Saldo (représentant des autorités d’occupation russe à Kherson, ndlr) pourrait présenter l’explosion du barrage comme un obstacle inévitable et insurmontable que les forces russes ne pourraient éviter qu’en abandonnant la rive occidentale et en se retirant plus loin dans la région de Kherson."

Les Russes résistent donc coûte que coûte, tout en se ménageant des portes de sortie.

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