Le fin Mot

Guerre en Ukraine : la mobilisation vue par l’opinion publique russe, "tout peut être justifié, y compris les sacrifices"

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Les contestations de plusieurs familles russes concernant la mobilisation du 21 septembre, pour poursuivre la guerre en Ukraine, sont arrivées jusqu'aux oreilles occidentales. Une situation qui annonce un changement de l’opinion publique russe ? Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence en Science politique, nuance le sujet au micro d’Eddy Caekelberghs dans Le fin Mot.

Après la pluie de missiles qui s’est abattue sur l’Ukraine, la Russie s’enfonce visiblement dans la folie meurtrière. La mobilisation se poursuit, malgré les critiques qui naissent au sein du pays. Le signe de l’émergence d’une large contestation populaire ? Pas si sûr d’après la sociologue Anna Colin Lebedev. Cette dernière travaille sur les sociétés post-soviétiques et vient de publier Jamais frères. Ukraine et Russie une tragédie post-soviétique mais aussi Le cœur politique des mères. Analyse du mouvement des mères de soldats en Russie.

Une autre tolérance des mères russes que celles de l’Occident

Suite à la large mobilisation des réservistes russes, plusieurs mères se sont inquiétées du sort qui attend leurs enfants en Ukraine. Des soldats sont en effet envoyés sans entraînement et doivent acheter eux-mêmes leur équipement pour combattre sur le front.

Quel crédit peut-on donner à ces contestations familiales ? Sont-elles largement répandues et peuvent-elles amener à une plus forte résistance au pouvoir russe ? Pour Anna Colin Lebedev, il faut éviter de tenter de livrer une analyse quantitative sur l’état de l’opinion publique, tant le tissu social est complexe.

Il faut donc passer par le qualitatif. "On constate que quand les Russes ordinaires prennent la parole aujourd’hui, par exemple les femmes et les mères des mobilisés, ce n’est pas pour dire : 'cette guerre est injuste, faites revenir nos enfants', mais c’est pour dire 'nous savons que nous combattons une guerre juste, en revanche, comment avez-vous pu envoyer ces hommes quasiment nus, sans équipement, sans entraînement, sur le terrain ?'. Cette parole-là n’est pas encore extrêmement audible car les combattants ne sont pas encore sur le terrain depuis très longtemps" nuance la sociologue. "On sait que les pertes seront massives côté russe, elles le sont déjà. Elles dépasseront l’échelle de tout ce que la Russie a connu dans les guerres précédentes, donc il ne peut pas ne pas y avoir un écho. Mais la stratégie de l’État russe, qui consiste notamment à ne pas récupérer les corps sur les champs de bataille et à déclarer très facilement disparues des personnes tuées sur le terrain, je dirais que cela permet de temporiser. L’idée d’un pouvoir qui sacrifie ses citoyens est déjà visible, cependant, on ne peut pas dire qu’à un moment donné il y aura un seuil, s’il sera franchi. Nos sociétés, très attachées à la conservation de la vie de chaque soldat, nos forces armées qui rechignent à envoyer des soldats de peur de pertes humaines, ont un autre seuil de tolérance que la société russe qui est en guerre depuis quasiment son indépendance".

Militaires conscrits à Rostov, Russie, le 31 octobre 2022
Militaires conscrits à Rostov, Russie, le 31 octobre 2022 © Arkady Budnitsky/Anadolu Agency via Getty Images

Cynisme stalinien et sacrifice générationnel

Contester, en tant que soldat, la mobilisation, reste aussi compliqué dans l’état d’esprit des Russes d’après Anna Colin Lebedev. Le sens du 'devoir' et du 'sacrifice' se présente chez eux, historiquement comme la seule issue à la mobilisation.

Le discours stalinien, dressé notamment lors de la bataille de Stalingrad, qui arguait que l’individu n’avait pas de place dans l’ordre de l’histoire, revient après avoir cessé dans les années 1990. "Lorsque la Russie devient un état indépendant suite à la chute de l’union soviétique, l’idée que la vie humaine compte est une idée importante et partagée par énormément de Russes. Je pense qu’elle a été remise en cause par le pouvoir actuellement en place, petit à petit, par des petits épisodes" comme le naufrage du sous-marin Koursk dont l’équipage aurait pu être sauvé, ou la guerre en Tchétchénie, estime la maîtresse de conférences en science politique.

"Je dirais qu’il y a une sorte de basculement dans une situation que les Russes connaissent" précise-t-elle. C’est-à-dire que dans une famille russe, un grand-parent a été victime de la répression soviétique un autre est tombé sur le front de la Seconde Guerre mondiale, un père a été envoyé en Tchétchénie et aujourd’hui, les jeunes de 20 ans doivent 'défendre' leur patrie. "Face à ce sentiment de déjà-vu, leur stratégie est souvent d’éviter cela par tous les moyens possibles : se cacher et si on doit y aller, on ira en essayant de penser que c’est pour la bonne cause".

Cette bonne cause, elle se développe dans le discours dominant. Les Russes savent que l’on envoie consciemment des masses d’hommes non préparés et non équipés dont le destin est de mourir face aux Ukrainiens. "Le pouvoir russe est également dans un discours aujourd’hui où l’ennemi est immense, puissant" ajoute Anna Colin Lebedev.

L’ennemi n’est plus l’Ukraine vous explique-t-on dans les médias russes, mais l’Occident collectif, avec une armée surpuissante, celle de l’Otan. Donc aux grands mots les grands remèdes. Puisque le mal décri est tellement puissant, tout peut être justifié, y compris les sacrifices qu’on demande à sa propre population.

Immobilisme sociétal

Concernant l’opposition des familles des militaires, on se dirige là aussi vers une réflexion générationnelle… qui ne devrait pas bousculer l’ordre établi.

"Lorsque l’tat devient violent et dangereux, les Russes se posent la question de ce qu’ils peuvent faire. Quand ils regardent dans l’histoire récente de leur famille, des générations qui ont précédé, à chaque prise de parole d’un pouvoir répressif, qu’elle soit collective ou individuelle, cela n’a jamais porté ses fruits. Cela a mis en danger les personnes qui ont pris la parole mais aussi leurs proches. Le Russe ordinaire, en réfléchissant rationnellement, ne choisit pas de s'opposer".

© Getty Images Europe

Plus de fraternité pour les Russes selon les Ukrainiens depuis 2014

Auteure de Jamais frères. Ukraine et Russie une tragédie post-soviétique, Anna Colin Lebedev a aussi analysé les relations entre population russe et ukrainienne.

Pour elle, la question de la fraternité aurait pu être posée dans les précédentes décennies car les deux pays partagent une partie de leur histoire, une socialisation à l’époque soviétique, un même programme scolaire, des carrières semblables dans les entreprises industrielles, la mobilité,…

"Un grand nombre de Russes, avant 2014, ne voyait pas de différences entre eux et les Ukrainiens et un grand nombre d’Ukrainiens, avant 2014, avait tendance à accepter l’idée que de l’autre côté de la frontière il y a des frères" reconnaît-elle.

Ce qui a créé la rupture, c’est certes l’agression de l’état russe contre l’Ukraine qui a commencé avec l’annexion de la Crimée, mais c’est surtout l’adhésion ou disons la non-opposition des Russes à cette politique agressive que les Ukrainiens ont dit 'cette fraternité, plus jamais'.

Qui veut la paix prépare la guerre

Le futur n’est non plus pas radieux pour les familles russes. L’enlisement du conflit devrait provoquer un ébranlement de l’état social et économique, alors que le spectre du bannissement au niveau international effraie. Alors jusqu’à quel moment tiendra l’opinion russe ?

"Nous avons des dynamiques que nous observons spas en ce moment parce que les logiques du Kremlin sont difficiles à décoder, il y a de moins en moins d’insiders qui sont capables de nous donner des éléments et parce que nous regardons un petit peu trop les sondages d’opinion publique. Nous regardons ce que les gens disent et moins ce que les gens font. Il faut en fait regarder ce qu’il se passe à l’intérieur de la Russie et les reconfigurations qu’il pourrait y avoir au sein des cercles du pouvoir" propose Anna Colin Lebedev.

Aujourd’hui, l’État russe est capable de vendre à sa population n’importe quelle fin de la guerre. Si demain Vladimir Poutine dit, nous arrêtons pour l’instant, parce que les forces de l’Occident sont puissantes et nous avons besoin de nous reconstruire pour les affronter, ce sera accepté par la population russe. S’il regagne une région et qu’il le présente comme une victoire. Ce sera accepté aussi. Tout dépendra en réalité de la manière dont les combats s’arrêteront.

Parmi les hypothèses, celle de l’arrêt d’une guerre… pour que l’État russe, de plus en plus vindicatif, s’arme, se prépare à refaire la guerre, et renforce ce sentiment d’isolationnisme militaire. "Mais ce n’est qu’une des hypothèses. Aujourd’hui on est dans une situation historique extrêmement ouverte, et une fois de plus cette guerre nous a surpris et continuera à nous surprendre".

Les uniformes sont distribués aux militaires russes à Rostov, le 31 octobre 2022
Les uniformes sont distribués aux militaires russes à Rostov, le 31 octobre 2022 © Arkady Budnitsky/Anadolu Agency via Getty Images

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